En conservant de précieux messages pontificaux et en évoquant la qualité des acteurs et des témoins des évènements qui ont suscité la rédaction des chartes, le cartulaire de Léoncel souligne la diversité, la constance et l’importance des membres du clergé régulier et séculier dans la vie de nos cisterciens.
INTERVENTIONS PONTIFICALES
Elles sont moins nombreuses qu’au XIIème siècle.
En 1201 le pape Innocent III (1198-1216) étend sa protection…
… sur le lieu dans lequel est situé le monastère avec ses dépendances. Pour ces dernières on pense d’abord à « la grange » toute proche (actuel GAEC Bouchet) que plus tard on retrouve parfois avec le nom de « grand grange ». On peut rappeler que cette grange se trouvait à l’époque dans le Mandement de Châteaudouble, alors que le monastère, à une centaine de mètres appartenait au Mandement d’Eygluy. Jusqu’en 1276 la grange et l’abbaye n’étaient pas dans le même diocèse , celui de Valence pour Châteaudouble, celui de Die pour Eygluy, On a pu évoquer « un espace frontière » d’autant plus qu’à quelques 250 mètres au nord du monastère on était dans le Mandement de Saint Nazaire et qu’au col de la Bataille, l’espace cistercien rencontrait le Mandement des Chartreux (ou « de Bouvantes »).
… sur le territoire de Saint Roman qu’une charte de l’empereur Frédéric Barberousse de 1178 citait comme un village situé à proximité de la Combe Chaude. Le problème a été posé d’un éventuel déguerpissement des habitants provoqué par les moines. Le déguerpissement pouvait s’accompagner d’un dédommagement financier : nous en avons un exemple aux Ecouges. On a parfois confondu Saint Roman et Saint Romain. Saint Romain était le patron de la vieille église de Suze en basse vallée de la Gervanne.
… sur Combe Chaude : il s’agit d’une longue doline étirée, en gros, de Mantin à la Ferrure. Ce long creux est lié à la dissolution du calcaire qui par érosion karstique liée à l’infiltration des eaux pluviales et à la fonte des neiges. Peu à peu, en s’agrandissant, les dolines, d’abord sans doute sortes d’oasis de culture, se sont rejointes et constituent à l’ouest de Léoncel et à un peu plus de 1000 mètres d’altitude un milieu favorable à la culture de céréales et à de riches herbages.
… sur Valfanjouse, vaste domaine herbager et forestier situé, entre la vallée de la Lyonne et celle du Ruisseau de Léoncel, sur un espace lentement élevé d’est en ouest, de 700 mètres à plus de 1000. Un peu plus tard il sera question d’une « grange de Valfanjouse » … sur les pâturages de Musan et d’Ambel. Il s’agit d’une part du versant oriental du pli le plus occidental du Vercors, pli fortement attaqué par l’érosion et creusé en « combe » (combe de Peyrus, de Saint Genis etc) et d’autre part du vaste plateau situé entre les combes d’Omblèze-Bouvante et du Pays de Quint. Les alpages de Musan, relativement plus proches de la grange de Léoncel étaient sans doute utilisés de façon un peu plus précoce. Ambel, auquel on peut attribuer une altitude moyenne de 1250 à 1300 mètres était l’objet d’un mouvement important de transhumance estivale.
…sur les granges, du Conier (Mandements d’Alixan-Saint Marcel-Valence), de Pärlanges, (Mandement de Chabeuil), de la Voupe (Mandement d’Alixan) et de la Part-Dieu (au Mandement de Pizançon), toutes situées dans la plaine de Valence. Il s’agissait d’exploitations agricoles confiées à des frères convers dont l’un était le « maître » de la grange.
…le cellier de Peyrus. Le pape commence par le plus récent cellier (grange spécialisée dans la viticulture et la fourniture de vin). Peyrus se trouve au contact de la plaine et des vestiges du pli occidental du Vercors. Depuis Peyrus, un vieux chemin gagnait le Pas du Touet donnant sur la Combe chaude. Peyrus se trouvait sur le territoire du Mandement de Châteaudouble. Un autre chemin joignait Châteaudouble à combe Chaude en passant près du site de Saint Roman.
… le cellier de Saint-Julien, plus exactement de Saint Julien le Monastier. On a beaucoup confondu ce Saint-Julien avec Saint Julien en Quint (c’est notamment le cas des cousins Chevalier, y compris dans le Regeste Dauphinois). Saint Julien était un village organisé autour d’un prieuré bénédictin qui, d’abord dépendant du Mandement de Montclar, allait dès le XIVème siècle être dominé par le château de Beaufort et incorporé dans le nouveau village et son Mandement. Ce cellier très précoce, communiquait avec l’abbaye de Léoncel par le chemin muletier joignant, via Lozeron, Charchauve et Léoncel, la vallée de la Drôme au Royans.
… la grange de Lensio avec ses dépendances. On a souvent pensé et écrit qu’il s’agissait d’une grange dans la forêt de Lente. Nous avons pu affirmer, grâce aux précisions données dans une charte qu’il s’agissait d’une implantation de nos cisterciens près de Lens Lestang dans la Valloire. Confirmation nous est donnée par une décision du chapitre général relevant de leurs fonctions les abbés de Léoncel et de Bonnevaux, le dernier en tant que père immédiat du premier, tous deux coupables au moins de la vente de biens cisterciens et peut-être de malversations.
Cette bulle d’Innocent III fait en quelque sorte le bilan, en ce qui concerne le domaine temporel, des 64 premières années de la présence cistercienne en montagne et en plaine. Nous avons vu qu’au XIII° siècle l’espace maîtrisé par nos moines s’est considérablement agrandi.
Après cette énumération, Innocent III évoque les droits mais aussi les devoirs des moines. « Que personne n’ait l’audace d’exiger de vous les dîmes des fruits de votre travail, tant sur les terres cultivées qu’incultes que dans vos activités de pisciculture. » « Et qu’il vous soit permis d’accueillir pour leur conversion et de les retenir, les clercs ou laïcs fuyant le siècle »…Nous défendons qu’un moine ou un convers reçoive de l’argent par emprunt sans accord de l’abbé et du chapitre si ce n’est pas d’une utilité manifeste. S’il en était autrement le couvent ne doit pas être tenu pour responsable. Par contre qu’il vous soit permis dans nos propres procès, au civil et au criminel, de porter témoignage afin que la défection des témoins ne port pas préjudice à notre droit. Par dessus tout nous vous mettons engarde contre le risque que quelqu’un vous entraine à aller dans des réunions hors de la clôture … »
Il traite encore des droits respectifs de l’abbé et de l’évêque du diocèse et confirme les doits et privilèges donnés par les bulles de ses prédécesseurs. (Cartulaire LXV – Regeste Dauphinois 5763)
Notre envoi n° 58 du 1° octobre 2013 évoquait la lettre datée du 28 octobre 1247 et adressée par Innocent IV à l’archevêque de Vienne et à ses suffragants, évêques de Grenoble, Valence et Die et aussi aux abbés, prieurs, doyens, archidiacres, prévô ts, archiprêtres et autres prélats de la province de Vienne leur enjoignant de prendre la défense de l’abbé et des frères de Léoncel de l’ordre de Cîteaux et du diocèse de Die qui se sont plaints de continuels préjudices (pillages, dévastations, incendies) favorisés par la Guerre des Episcopaux, mais aussi ce que ne dit pas le pape, par l’appétit des cisterciens pour l’utilisation, selon des formules diverses, d’un espace de plus en plus vaste alors que « qui a terre a guerre ! ». Nous rappelons ici l’essentiel du texte
« Ce n’est pas sans douleur et de vives inquiétudes que nous apprenons que dans certaines régions les censures de l’église et les jugements canoniques demeurent sans force et sans efficacité. Des hommes voués à la vie religieuse, ceux là même que le saint siège a doté de plus grands privilèges et exemptés de toute servitude sont en butte aux outrages de malfaiteurs ennemis qui pillent leurs biens, et pendant ce temps personne ne se lève pour les défendre et s’opposer comme une muraille à l’oppression du pauvre et de l’innocent. Nos chers fils, l’abbé et les frères de Léoncel, ordre de Cîteaux, dans le diocèse de Die, se sont plaints à nous des torts qui leur sont faits et de l’abandon dans lequel les laisse la justice : ils nous ont prié de vous écrire pour réveiller votre zèle afin qu’au milieu de leurs tribulations vous déployez une ardeur généreuse contre leurs ennemis, ce qui leur permettrait, dans l’angoisse qui les oppresse, de respirer un peu. C’est pourquoi nous vous prions et vous enjoignons par les présentes lettres apostoliques, de frapper d’excommunication ceux qui se sont emparés des biens meubles ou immeubles, de ces religieux, et qui les détiennent, biens qui leur ont été légués par les testaments de pieux fidèles ; tous ceux qui au mépris des privilèges accordés par le saint siège, prononcent des sentences d’excommunication ou d’interdit contre ces mêmes religieux ; tous ceux, enfin, qui voudraient leur arracher les dîmes des terres qu’ils possèdent antérieurement au concile général (leur ordre étant antérieur à ce concile) et qu’ils cultivent de leurs propres mains ; leurs oppresseurs , s’ils sont laïques, vous les excommunierez dans vos églises, avec les cierges éclairés ; s’ils sont clercs, chanoines ou moines, vous les déclarerez suspens de tout office et bénéfice, jusqu’à ce qu’ils aient pleinement réparé leurs torts. Laïques ou clercs, qui pour ce fait auront encouru l’excommunication, ne pourrons être absous que par nous, en venant auprès du siège apostolique munis de lettres de leurs évêques. Donné à Lyon, le 5 des calendes de novembre (28 octobre 1247), l’an V de notre pontificat ».
Le 27 novembre 1250, le même pape Innocent IV, « Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à ses chers fils abbé et couvent du monastère de Léoncel de l’ordre de Cîteaux, du diocèse de Valence (sic) salut et bénédiction apostolique ; La Sainte Eglise romaine a l’habitude d’aider ses dévoués fils… ». Le pape prend la défense de nos cisterciens, les exemptant de payer, comme les séculiers, des péages pour les achats à leur propre usage sur les marchés et pour les transports, notamment en charrette, du du blé, du vin, de la laine et des animaux destinés à leur propre usage. (CLXIV – 8696)
En 1265 comme l’ensemble de l’ordre de Cîteaux, l’abbaye de Léoncel reçoit la bulle « parvus fons » de Clément IV (1265-1268) que l’on appellera vite « la clémentine » et qui est intégrée aux constitutions de l‘ordre de Cîteaux. Elle renforce la position de l’abbé de Cîteaux. Constatant que les quatre « premiers pères » (abbés de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond) participent rarement à l’élection de l’abbé de Cîteaux, le pape décide que cet abbé ne sera désormais élu que par les seuls moines du monastère. En revanche, conformément à la Charte de Charité, est maintenue la visite de la maison de Cîteaux par les quatre premiers pères qui pourront prendre des sanctions contre un abbé s’opposant aux mesures imposées par le chapitre général. La Clémentine impose aussi que pour l’élection de l’abbé d’une fille, son père immédiat (abbé de l’abbaye fondatrice de la dite fille) ne puisse pas composer le collège électoral à sa volonté, par exemple en utilisant les éventuelles dépendances de l’abbaye en question, ni, surtout, désigner un religieux de son choix, la priorité revenant aux profès du monastère. La bulle prend encore des dispositions pour éviter que le chapitre général adopte des statuts sans en avoir suffisamment délibéré. Désormais, les « définiteurs », constituant une sorte de conseil, seront 25. La manière de les nommer est précisée, par exemple l’abbé de Cîteaux en nomme 4. Sa voix compte double et il est de droit membre de ce conseil. Et on prendra le temps nécessaire.
En fait le pape cherche à rétablir les équilibres et surtout, restaurer l’harmonie entre l’abbé de Cîteaux et les quatre premiers pères.
Le cartulaire de Léoncel et le Regeste dauphinois nous apprennent que le 8 mai 1283 Guillaume, archevêque de Vienne, a « vidimé » (authentifié) trois privilèges accordés à l’abbé de Cîteaux le 24 novembre 1221 par les papes Honorius III (1216-1223)) et le 2 Janvier 1258 par Alexandre IV (1254-1261 ). Le texte se contente des aspects matériels des documents et n’analyse pas la teneur d ces textes..
Mais nous savons que depuis Alexandre III, les papes confient à certains membres de l’ordre des responsabilités éminentes aussi bien pour lutter contre l’antipape que pour coordonner la réflexion quant aux positions à prendre face aux progrès de l’hérésie. Sous Innocent III 1198-1210 les missions pour lesquelles ils sont sollicités et désignés se comptent par centaines, à tel point qu’en 1211 le chapitre général charge l’abbé de Cîteaux de supplier le « seigneur pape » de les épargner et de lui demander de s’abstenir de donner délégation à des prieurs, sous-prieurs et celleriers car de tels usages troublent la gestion des abbayes.
On peut penser qu’il s’agit du conflit toujours latent entre les quatre premiers abbés et l’abbé général. Innocent III refuse que le concile, alors réuni à la basilique de Latran en délibère. Mais par l’entremise du cardinal légat Nicolas, il fait connaître que l’affaire doit être tranchée dans le sens souhaité par l’abbé de Cîteaux. Quelques mois plus tard, Honorius III met en garde sévèrement les quatre premiers abbés : ils ne doivent plus faire au chapitre général de propositions susceptibles de provoquer de graves dissensions. Sous Honorius III est réorganisée la représentation de l’ordre à Rome : deux clercs appointés sont chargés de présenter et de suivre les dossiers auprès des services pontificaux. (CCXLIX – 12581)
1er mars 2015. Michel Wullschleger.