Avec des perfectionnements successifs au profit du propriétaire « éminent » de la terre le contrat d’albergement de droit féodal dérivait du vieux système de la censive dans lequel le propriétaire de la terre, le plus souvent le seigneur, cédait, moyennant des redevances annuelles en argent, en nature, en journées de travail, un peu d’espace à une famille paysanne pour qu’elle puisse assurer sa subsistance. Cette cession pouvait s’accompagner, moyennant ou non de nouvelles redevances l’autorisation de couper du bois en forêt et d’utiliser une partie des alpages , autorisation à l’origine de ce que les villageois allaient nommer pendant des siècles leurs « droits d’usage », revendiqués même lorsque les seigneurs faisaient don de ces mêmes espaces, à des tiers, notamment à des monastères. Ce contrat très répandu, montra toute son efficacité à partir du XV° siècle lorsque à partir des « reconnaissances », la pratique de la rédaction des terriers se généralisa. L’ albergement est une version du contrat de longue durée, dit parfois « emphytéose »
Il s’ était répandu avec le nom d’ albergement dans un vaste espace comprenant le plateau suisse, la Franche Comté, la Savoie et le Dauphiné. De l’autre côté du Rhône on disait « bail à acapt ». Le propriétaire « éminent » d’une terre, tout en en conservant la « directe » la confiait à titre « utilitaire », essentiellement à une famille paysanne, parfois , comme le révèlent nos archives, à un noble, à un religieux, à un citadin plus ou moins aisé, qui deviennent des « albergataires » . en échange de « droits d’introges » (d’entrée), en général élevés , du versement d’un cens annuel en argent et/ou en nature, de corvées avec ou sans animaux , et du paiement occasionnel de droits de mutation , notamment de droits de « plaid » et de « lods et vente ». En échange aussi, et c’est essentiel, du respect de l’obligation de « reconnaissances » périodiques. Dans le cas général, convoqué périodiquement (tous les trente ou quarante ans) l’albergataire,chef de famille, était tenu de reconnaître devant un notaire et en présence d’un « procurateur » de l’abbaye, moine profès désigné par ses frères, et de témoins, de qui il tenait « sa »terre », d’en rappeler la localisation, la nature et la destination (terre de culture, vigne , bois, bâtiments, temps d’arrosage destination, les « confronts » (ou limites comme chemins, ruisseaux, bois, ou encore noms des personnes qui tiennent les parcelles immédiatement voisines) et souvent la superficie, ce qui permet de constater une grande diversité, avec parfois des espaces surprenants par leur étendue. Le « reconnaissant » était tenu également de préciser quelles étaient ses obligations, financières ou autres, envers le propriétaire éminent, en l’occurrence l’abbaye. Assez rapidement ces « reconnaissances » ont été strictement et fidèlement consignées dans des registres, les TERRIERS. Il s’agit là d’une source particulièrement précieuse pour l’historien. Concernant Léoncel, les deux premiers terriers que nous possèdons datent de 1462, ils concernent la montagne et la plaine, ils ont été élaborés à l’étude de Maître Borelli, notaire à Charpey. L’un concerne : Chatuzange, Pizançon, Alix n, Châteaudouble et Eygluy et l’autre Beaufort, Alixan, Châteaudouble, Charpey et Oriol.. Ces reconnaissances permettaient au propriétaire éminent, ici l’abbaye, de conserver au fil du temps la maîtrise de l’espace monastique progressivement rassemblé. Mais on comprend aisément que des albergataires ,tenant parfois la terre depuis plusieurs générations en arrivent à considérer que la terre leur appartenait…et pas seulement pour l’utiliser. Les contestations et les conflits ne manquent pas au cours des siècles. Et l’attaque des châteaux pendant la Grande Peur est peu- être d’abord une attaque destinée à détruire les archives et donc les terriers. Il est parfois arrivé, et ce fut le cas dans l’ancienne grange cistercienne de Valfanjouse, albergée depuis le début du XV° siècle à la famille Reymond que l’albergataire parvienne —en l’occurrence avec un petit coup de pouce du Parlement de Grenoble— à se libérer de tout lien envers l’abbaye et que celle-ci admette par écrit ce transfert de propriété.
Concernant les droits de mutation cités ci-dessus, on peut préciser que le plaid se payait lors du décès du propriétaire éminent (en l’occurrence l’abbé ) ou de l’albergataire, chef de famille (permanence d’un contrat d’homme à homme ?). Les « lods et vente » étaient dus en cas de vente par l’albergataire à un nouveau preneur. L’ « albergataire » pouvait en effet vendre la terre qu’il tenait, à condition que le propriétaire éminent, en l’occurrence toujours notre abbaye, l touche une partie du prix de la vente et que le nouveau preneur paye à son tour des droits d’introges, paye le cens, s’acquitte de ses obligations, s’engage sur les droits de mutation et reconnaisse devant notaire de qui il tient la terre et énumère ses obligations.
Sur l’espace dominé par les moines de Léoncel, le nombre des albergataires de notre modeste abbaye, allait devenir colossal au XVIII° siècle, au cours duquel les terriers permettent d’en dénombrer près d’un millier sur l’ensemble du domaine. Les deux terriers concernant des espaces proches du grand domaine du Conier et nommés par les moines « Terrier du Conier » et « Terrier des environs du Conier » disposés tout autour de la plus vaste ferme des moines comptent respecti vement 243 et 237 albergataires appartenant à toutes les catégories sociales rurales ou citadines. On imagine la difficulté pour les moines, du fait de la multiplicité et de l’énorme diversité des contrat et des redevances de toutes sortes , d’un contrôle de l’évolution des personnes et plus encore de la collecte des redevances en argent et en nature. Assez rapidement les moines allaient confier à un « fermier » la collecte auprès des albergataires du produit des redevances en nature et en argent. Plus tard, ils chosirent le collecteur au cours d’enchères permettant de désigner le moins gourmand pour assumer cette tâche. Le mot fermier a alors le même sens que dans l’expression bien connue de « fermiers généraux ».
A l’écart de ces multiples terres albergées, les moines louaient dans le cadre du droit moderne quelques grands domaines issus de leurs anciennes granges ou plus récents à des fermiers et à des métayers par le biais de « baux à ferme » et de « baux à grangeage »(ou « à mi-fruit »). Ils pratiquaient donc le fermage ou le métayage. Dans le cas le plus général, le fermier prenait la terre en échange du paiement à date fixe de la totalité ou d’une partie de la ferme et agissait sur l’espace loué avec une évidente liberté, quitte à rendre des comptes en sortie de bail, et le métayer gérait un domaine sur lequel la moitié du matériel nécessaire et du cheptel appartenait à l’abbaye à laquelle il devait donner la moitié de la production agricole et du croît animal. En fait la fréquentation de ces baux en révèle une certaine souplesse : chaque bail, dans un cadre général du fermage ou du métayage, pouvait varier par quelques clauses particulières d’une exploitation à l’autre, d’un exploitant à l’autre. Il est vrai que le métayage laissait au propriétaire un large droit de regard sur les productions et sur les ventes. Ce métayage était , semble-t-il, davantage utilisé en montagne qu’en plaine, et de façon parfois temporaire, en fonction de la personnalité et de la situation familiale du preneur. L’exemple au XVIII° du Prieur Dom Périer rendant visite périodiquement et notamment après la tenue des foires aux métayers de l’abbaye, illustre ce propos.
1° juin 2010 Michel Wullschleger.