ECHOS DE LA VIE MONASTIQUE A LEONCEL (1682-1740) (II)

 leoncel-abbaye-38.1 Lors de sa visite de 1708, Jean-Jacques le Roy de Marmagne, prieur claustral de Bonnevaux, déclare qu’il est informé des injures et paroles diffamatoires prononcées à son égard, mais aussi d’abus commis par des religieux de Léoncel dont des ventes et des dons d’habits religieux et d’autres biens du monastère. Il interdit aux moines de retomber dans ce désordre. Les « règlements » qu’il rédige dénoncent encore une fois la confusion des comptes tenus par dom Peytieu , âgé et infirme, pour la période de 1700 à 1704, et soulignent les excès de dépenses et d’emprunts ainsi que l’évaporation des revenus du domaine du Conier. Ils condamnent Peytieu à la chambre qu’il ne pourra quitter sauf pour gagner « par des allers et retours directs » l’église pour la célébration des offices et le réfectoire pour son repas. Ils traduisent l’inquiétude du visiteur quant aux divers problèmes de la vie communautaire : habillement, intempérance, achats abusifs. Ils exhortent les moines à réfléchir, « avec l’aide de saint Bernard », sur leur vocation, leur volonté de vivre dans la pauvreté, la paix et l’union, et à contribuer à la diminution des dettes de leur abbaye.

En 1713, éclate l’affaire de l’éventuel empoisonnement de deux moines par un troisième, Jean-Baptiste Reymond, qui, devant les rumeurs et accusations avait fui le monastère. Un procès hâtif va le condamner à mort. L’année suivante vient en visite à Léoncel, Jean Monchinet, prieur claustral de Chassagne, une abbaye située dans le sud de la Dombes à proximité de Lyon. Persuadé de l’innocence de Reymond, Monchinet va œuvrer pour une reprise de l’enquête. Le condamné ne sera pas exécuté et reste semble-t-il éloigné de Léoncel un certain temps. En tant que visiteur de l’ordre, Monchinet, assisté par le prieur de Saint Sulpice rencontre, Dom Nojaret, prieur claustral, dom Antoine Peytieu, qualifié de « religieux ancien », Jean-François Genot, Jean-François de la Motte. Sont absents de Léoncel, Jean-Baptiste Reymond et Philippe Latour-Vidaud. Prenant connaissance de la carte de 1708, le visiteur déclare qu’il constate « avec douleur que ses bons règlements » ont été négligés.
Très incisif, son propre texte, signé le 2 septembre 1714 dénonce les insuffisances concernant l’office divin, notamment les fréquentes absences alors qu’il s’agit de la « principale occupation pour notre profession ». Il demande aux moines d’y assister avec « exactitude, crainte et tremblement ». L’abbaye doit absolument acquérir, et au plus vite, une horloge qui favorisera le respect des heures. Il insiste sur l’importance de la pratique des messes et ordonne que le prêtre de semaine dise deux messes d’obligation par jour (messe de la communauté après tierce ou none) et en alternance la messe de la Vierge et celle des Morts. Il évoque le problème des ornements et des linges, en trop petit nombre, négligés et usés, la nécessité de leur consacrer une armoire et d’acheter du neuf. De même il exige l’achat d’un dais décent pour porter le saint sacrement. Il s’inquiète de livres et de missels sans couvertures pour les protéger. Il rappelle l’obligation de fêter les deux principales fêtes religieuses de l’année (l’anniversaire de la dédicace de l’église le 11 mai 1188 et la fête de saint Jean Baptiste.
Selon le prieur Monchinet, la clôture doit être plus stricte. Son règlement interdit aux moines de manger et de boire hors du monastère et surtout de se rendre au cabaret. Il leur défend de porter d’autres vêtements que ceux de l’ordre. Il exige que soient observés à Léoncel les canons de l’Eglise et les constitutions de l’ordre qui interdisent de façon très stricte l’entrée des femmes dans le monastère et annonce des peines très graves pour ceux qui auraient la hardiesse de ne pas les respecter. « Attendus les abus qui sont commis dans cette maison où chacun introduit indifféremment toutes sortes de gens et de tout sexe, sans aucune permission ni participation des supérieurs », il défend aux moines d’inviter à manger, de faire la cuisine pour des séculiers, sans permission.
Il n’a pas pu vérifier les comptes de Dom Reymond qui avait emporté ses registres, ni analyser les baux, à fermes, les contrats de grangeage et les obligations des preneurs. Monchinet donne ensuite des conseils de bonne gestion comme celui de réunir périodiquement fermiers et grangers, de ne pas manipuler de grosses sommes, d’utiliser un coffre, d’établir des comptes véridiques, de ne pas laisser le cellerier gérer seul les albergements et les lods. Après avoir rappelé que le jour du Jeudi saint, chacun doit se « désapproprier de toutes choses », il exhorte la communauté de Léoncel à reprendre la lectures des écritures sainte, à acheter des livres, à prier pour le roi et sa famille, pour l’abbé général de Cîteaux et pour tous les hommes. Enfin il insiste pour qu’on fasse la lecture de sa carte de visite chaque vendredi des quatre temps de l’année.

En 1726, l’abbé général de Cîteaux, Edmond Perrot fait une visite à Léoncel. Il réunit les moines en chapitre et leur fait un discours, dans lequel il évoque les fondateurs « C’est ici dans cette affreuse solitude que vous habitez, mes révérends pères, qu’une partie de nos grands saints, dont le monde n’était pas digne, vinrent cacher leurs talents supérieurs et les éminentes qualités dont ils étaient ornés. C’est ici même que le zèle pour l’office divin, l’assiduité à la prière, l’attention à la lecture, l’empressement au travail, l’austérité du jeûne, le silence, la pauvreté, en un mot toutes les observances régulières accompagnaient le recueillement avec lequel ils adoraient Dieu et la charité avec laquelle ils s’aimaient les uns les autres. C’est à ces saints que nous avons succédé : c’est leur place que nous avons l’honneur d’occuper. Mais hélas, quel sujet de honte pour nous ! nous avons tellement dégénéré de la vertu de nos pères que l’on a peine à reconnaître les vestiges des règlements qu’ils avaient prescrits à leurs successeurs et dont les débris des bâtiments qu’ils avaient sanctifiés nous rappellent la mémoire.… » . L’abbé général devait disparaître le 31 janvier 1727.
leoncel-abbaye-38.2En mars 1730, à la mort de Jacques Girard, le prieur de Bonlieu sur Roubion intervient comme « commissaire ». Il réunit les religieux, s’inquiète de la bonne tenue de l’église dont il décrit les ornements et surtout fait une visite détaillée de la chambre du feu prieur. Il fait un inventaire (objets, papiers, linges, livres, terriers) de ce qui appartenait au prieur et ce qui appartient à la maison. Il s’intéresse aux archives, au contenu de toutes les armoires, visite le dortoir et les cinq chambres, mais aussi les écuries la grange, la menuiserie et la charronnerie. . Le 8 avril suivant, Claude Rigoley, alors prieur de Bonnevaux fait un inventaire des papiers, s’intéresse au revenu en argent et en nature et aux charges pesant sur l’abbaye (décimes dus au diocèse de Valence, pension annuelle versée à l’abbé commendataire, portion congrue à verser au curé du Chaffal). A l’évidence, si les visites régulières auxquelles n’appartiennent pas les deux dernières, plus ponctuelles, nous permettent d’entrer dans la vie quotidienne de l’abbaye, elles nous révèlent une situation de crise. L’historien doit prendre en compte l’impact destructeur de l’entrée en commende, de la partition du domaine temporel, de la juxtaposition de deux entités partielles. Mais il ne peut faire abstraction de la faiblesse des échos parvenus et accueillis à Léoncel des efforts tentés ailleurs pour restaurer une vie cistercienne digne de ses origines, à l’époque (XVI° et XVII° siècles) où les abbés réguliers de Léoncel, Alexandre Faure, Pierre Frère et même Marc Girard de Riverie pratiquaient fâcheusement l’absentéisme, ce qui apparaît comme un non-sens.
Il est vrai que l’ordre lui-même ne se porte pas très bien au début du XVIII° siècle. En témoigne l’absence de toute convocation d’un vrai chapitre général entre 1699 et 1738, alors que la charte de charité d’Etienne Harding faisait du chapitre général annuel le premier pilier de l’ordre, le second étant la visite périodique des « pères immédiats » , abbés réguliers des maisons mères.

leoncel-abbaye-38.3En 1730, Cîteaux nomme prieur claustral de Léoncel Dom Jourdain, un homme pieux qui va tenter de restaurer une vraie vie spirituelle, dans la ligne des recommandations faites par les visiteurs. Il ébauche aussi une politique de remise en ordre des finances de l’abbaye et une plus saine gestion du temporel. Sa diligence, reconnue à Cîteaux, lui vaut d’être nommé procureur général de l’ordre en 1739, un honneur qui rejaillit sur Léoncel, comme a pu l’écrire dans notre Cahier n° 17 le Père Charbel, alors moine d’Aiguebelle, mais qui provoque et justifie son départ de Léoncel. En 1739, Dom Périer, le remplace. Il arrive avec la volonté de conforter une vie monastique exemplaire.

Le 6 mai 1740, Claude Rigoley devenu abbé et seigneur de Saint Sulpice, vient à Léoncel en visite régulière, inspirée par les thèmes du chapitre général de 1738 (retour à la rigueur concernant les admissions, respect de la clôture, importance des visites régulières, statuts des abbés réguliers et des abbés commendataires, vie économique —contributions des monastères, aliénations du temporel, interdiction absolue du pécule parfois distribué aux moines— construction de locaux disciplinaires dans chaque monastère.). Il rencontre Dom Périer et les moines Jean André Fournel, Jean Périer et Jean-Jacques de la Rochette. Dans sa carte de visite, il souligne l’exactitude des comptes, la bonne application des décrets et ordonnances du chapitre de 1738, l’ esprit de renouveau et la bonne ambiance. Il décerne un satisfecit à Dom Périer pour sa gestion financière et ses efforts pour éponger les dettes de l’abbaye.

1er février 20I2 Michel Wullschleger.