1681 : L’ABBAYE DE LEONCEL EN « COMMENDE »

leoncel-abbaye-33Le mot commende vient du verbe latin « commendare » qui signifie CONFIER. Donner une abbaye en commende à un prélat , c’est lui en confier l’administration. A l’origine, il s’agissait d’une administration provisoire, pour une durée de 3 ou 6 ans à la suite du décès d’un abbé ou de la difficulté pour les moines de s’entendre sur l’élection d’un successeur.
A partir du VIII° siècle, les abus se multiplièrent, les souverains donnant des abbayes à des familiers, à titre de récompense ou dans le but de les attacher à son service. On s’achemina ainsi vers la commende à « perpétuité », concédée dans l’intérêt du bénéficiaire et non dans celui d’une institution à sauvegarder. Le titulaire était tenu de s’occuper de la vie spirituelle de son abbaye, mais il percevait une partie des revenus pour son entretien personnel. On emploie le terme de « bénéfice » pour désigner cet avantage matériel.
Au cours du XIII° siècle, cette transformation commença à susciter des inquiétudes, mais il devint difficile au pape de ne pas accéder aux sollicitations des princes, et de ses familiers de la cour pontificale. On note des attitudes pontificales très différentes. Ainsi le pape d’Avignon Jean XXII (1316-1334) multiplia les commendes. Au contraire Benoît XII (1334-1342, ancien moine cistercien, les raréfia, voire les révoqua. Mais, pendant le Grand Schisme (1378-1417), les commendes se multiplièrent en dépit des efforts du Concile de Constance.
Le roi Charles VII, par la Pragmatique Sanction der Bourges, retira au Saint Siège le droit de confier les « bénéfices » c’est-à-dire les revenus attachés à un office ecclésiastique et reconnut aux princes laïques, grands seigneurs du Royaume, le droit d’intervenir dans l’élection des évêques et des abbés.
Puis le concordat de Bologne élaboré par François I° et Léon X partagea entre le roi et le pape le droit de nomination aux bénéfices ecclésiastiques,. Désormais, c’est le roi qui choisit, avec ou sans l’avis de son conseil, la personne qu’il souhaite désigner comme « commendataire » d’une abbaye ou d’un prieuré pour qu’elle bénéficie d’une partie des revenus de cet établissement. Un « brevet du monarque » sanctionne ce choix. Pour sa part, le pape donne ou non son accord. Il manifeste son acceptation par l’envoi de « bulles » à l’évêque du diocèse ayant accueilli le monastère ou le prieuré. Ces bulles sont vérifiées par le Parlement, dérivé de la Cour du roi à Paris puis, passé le temps des « Grands jours », organisés hors de la capitale, dans les provinces,par exemple en Dauphiné à Grenoble dont dépend Léoncel.
Après avoir fait l’enquête demandée par les bulles, l’évêque proclame le bénéficiaire apte et digne d’assumer la commende. Le nouvel abbé prête serment devant l’évêque. Un rituel complexe caractérise ensuite la prise de possession de son abbaye par le commendataire. (Ce rituel est décrit dans le Cahier de Léoncel n° 9).
Le nouvel abbé doit encore s’acquitter d’une taxe pour l’expédition des bulles. Enfin, toutes les pièces sont transcrites sur le « registre des insinuations » du greffe de l’officialité et enregistrées au Parlement.

A l’époque ou l’abbaye de Léoncel connaît le régime de la commende, le bénéficiaire peut, bien entendu, ne pas avoir fait profession dans l’ordre de Cîteaux. Il peut aussi administrer en commende plusieurs abbayes ou prieuré, dans des ordres religieux différents. Ainsi Monseigneur Milon de Mesme nommé, le 31 mai 1726, évêque bénéficiaire consistorial de l’évêché de Valence reçut par la suite, trois bénéfices supplémentaires : les revenus de Saint-Martin de Tours qui lui venaient de sa famille, et en tant qu’abbé commendataire une part de ceux de l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît sur Loire et de ceux de notre abbaye cistercienne de Léoncel. Etonnante situation et une question : ces trois bénéfices , à l’origine d’une fortune importante, étaient-ils vraiment compatibles entre eux et avec une charge épiscopale ? .Il faut encore rappeler que le pape pouvait refuser la commende : on verra que le prélat qui aurait pu devenir le deuxième abbé commendataire de Léoncel ne reçut jamais les bulles pontificales et qu’il renonça.

Par ailleurs, dès le milieu du XVII° siècle, l’ordre de Citeaux avait interdit aux abbés commendataires d’exercer leur juridiction ou leur droit de visite à l’intérieur des monastères (bulle d’Innocent X en 1654, confirmée en 1665 par Alexandre VII). Ce privilège donné aux communautés monastiques proprement dites, faisait suite à ceux décrétés par les papes précédents qui écartaient les abbés commendataires de la nomination ou de la destitution des prieurs claustraux, comme de la visite ou de la « correction » des moines. On allait donc vers la juxtaposition de deux entités quelque peu étrangères l’une à l’autre., d’un côté l’abbé commendataire, de l’autre la communauté monastique dirigée par un prieur claustral.
Pourtant l’exemple du monastère de la Trappe montre qu’un abbé commendataire, en l’occurrence Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, devenu un véritable cistercien et même élu « abbé régulier » de son abbaye pouvait réformer totalement la communauté monastique en imposant une « stricte observance » de la Règle élaborée par les fondateurs de l’ordre, ce qui renforça considérablement l’attrait de son abbaye dont le recrutement connut une forte poussée.

Afin d’éviter les affrontements, les abbés commendataires avaient la possibilité de partager avec les moines de leur abbaye les biens du monastère et les revenus en deux lots égaux dont chacun supportait les charges. Ou encore de partager en trois lots dont deux égaux (celui de l’abbé et celui des moines ) et un troisième destiné à couvrir les charges de l’abbaye, géré par les moines qui étaient tenus de rendre compte de leur gestion à l’abbé commendataire.
Avant le temps de la commende, les prieurs étaient élus dans les abbayes par leurs frères, comme les abbés réguliers dont ils étaient les seconds. Lorsqu’une abbaye passait sous le régime de la commende, l’ordre de Cîteaux, dans le but de maintenir une nécessaire cohésion, nommait lui-même les prieurs claustraux chargés d’administrer et de gouverner les communautés monastiques. Ils se succédèrent à Léoncel de 1681 à 1790. Plusieurs d’entre eux firent preuve d’une forte personnalité, notamment Dom Daniel Jourdain (1731-1739), Dom Pierre Périer (1739-1777). et Dom Joseph Hilaire de Poncelin (1777-1781). Mais il reste que le temps de la commende a aggravé et accéléré le déclin de l’abbaye de Léoncel.

Sur le régime même de la commende voir les articles de Jean de la Croix Bouton (moine d’Aiguebelle) Cahier de Léoncel n° 9 et de Gérard Senger, Cahier de Léoncel n° 14.

Le 1ER SEPTEMBRE 2011 Michel Wullschleger.