Quentin Rochet, Les filles de saint Bruno au Moyen Âge

Bruno Varennes
Référence(s) :

Quentin Rochet, Les filles de saint Bruno au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, 192p.

ISBN 978-2-7535-2750-8

Texte intégral, au format pdf : crm-13216

  • 1  P. 159.
  • 2  http://www.mnemosyne.asso.fr/mnemosyne/
  • 3  Pour exemple, les interprétations relatives à la date de décès de Béatrice d’Ornacieux, imposant à (…)
  • 4  Quentin Rochet, Les chartreuses de France et de Savoie : le temps des fondations. Les sept premièr (…)
  • 5  Seule une étude interne à l’ordre, de Dom André Poisson, remontant à 1978, faisait un premier poin (…)
  • 6  P. 14.

1Dans son ouvrage intitulé Les filles de saint Bruno au Moyen Âge. Les moniales cartusiennes et l’exemple de la chartreuse de Prémol (XIIe-XVe siècle), Quentin Rochet s’est efforcé « de décrire les différents aspects de l’histoire des moniales cartusiennes » en multipliant « les angles d’approche »1 : leur apparition, les rapports avec l’ordre, l’histoire de leurs maisons, leur liturgie, leur mode de vie. Une fois n’est pas coutume, cette étude n’est pas celle d’un chercheur confirmé, mais d’un étudiant en seconde année de Master, étudiant à Lyon sous les auspices de Denyse Riche. S’inscrivant dans les linéaments de l’étude du genre, son mémoire a bénéficié du prix de l’association Mnémosyne pour le développement de l’histoire des femmes et du genre2. Cette singularité explique quelques coquilles, omissions et hésitations que l’on attribuera à la jeunesse de l’auteur, dont la formation en archéologie apporte une vraie bonification3. Ce travail succède à un premier mémoire, non publié, mais portant sur un sujet proche4. Comme il le souligne, les recherches menées sur l’Ordre chartreux en soi sont renouvelées, mais l’historiographie tend à délaisser la place des femmes. Quentin Rochet a l’ambition de venir combler cette lacune en construisant une « histoire des moniales cartusiennes »5, dans la continuité des travaux de P. Paravy ou de D. Le Blévec, comme de ceux, en cours, de S. Excoffon, N. Nabert, et surtout M. Valdher. Au-delà, il espère mieux dessiner « la différenciation des sexes dans la société médiévale à partir d’un idéal monastique commun », et « montrer que l’on peut, par l’histoire du genre, faire avancer l’histoire religieuse, celle des moniales (…), mais également celle des chartreux »6.

  • 7  Figures 4, 7 à 9, p. 54, 61-63.

2Le plan de la publication reprend celui du mémoire. Une première partie, regroupant les trois premiers chapitres, embrasse l’histoire des moniales. S’intéressant à leur « monde », l’auteur en vient à s’interroger sur l’apparition d’une branche féminine et à sa difficile adaptation à une règle masculine. La seconde partie développe l’étude d’un monastère, celui de Prémol en Dauphiné, permettant de pénétrer ce cadre monacal comme la vie des moniales. Elle se subdivise en deux chapitres, l’un consacré à la chartreuse en elle-même, l’autre à son temporel. Il nous faut signaler que l’ensemble des figures de l’ouvrage – essentiellement des cartes, nombreuses – en fait un atout à tempérer. On reprochera à certaines un manque de précision. Si la présentation des provinces cartusiennes, nécessaire, mériterait quelques éclaircissements, les cartes relatives aux chartreuses de femmes sur les territoires à l’ouest du Rhin et de part et d’autres des Alpes comme, à une échelle moindre, dans le cœur cartusien, délaissent le nom des fondations7. Enfin, au niveau local, la représentation du temporel de la Chartreuse de Prémol dans « l’espace grenoblois » néglige de signaler cette ville épiscopale pourtant centrale (figure 15, p. 153).

  • 8  « On ne fonde pas une chartreuse de femmes en raison de l’expansion de l’ordre et de son dynamisme (…)

3La première partie consiste en une histoire du monachisme féminin cartusien jusqu’à la fin du XVe siècle. En replaçant le développement de l’ordre dans son contexte et en énonçant l’« offre » religieuse réservée aux femmes, l’auteur expose aussi les limites des sources, problème récurrent de l’étude du genre. Il pose en problématique l’analyse « d’une d’adaptation d’une règle érémitique à un public féminin peu apte à ce mode de vie dans la vision médiévale ». Cette question, de la part d’un ordre pensé pour être masculin, fait écho à la situation d’autres maisons comme celles des Cisterciens. Le développement des premières chartreuses de femmes dans la seconde moitié du XIIe siècle (Prébayon, Vaucluse, entre 1140 et 1150 ; Bertaud, Hautes-Alpes, à partir de 1188) impose une relecture des coutumes en vue de leur transposition au genre féminin. Cherchant à préciser la position de cette branche cartusienne, entre l’épiphénomène et l’intégration à l’ordre, l’auteur en conclut qu’elle est complémentaire des chartreuses d’hommes préexistantes8. Cependant, le faible nombre de maisons de moniales justifierait le désintérêt des Pères. Quelques caractères récurrents sont mis au jour afin de mieux comprendre les phénomènes de création : le rôle des familles de la noblesse, principalement delphinale, comme des femmes, apparaît prépondérant.

4L’analyse géographique de la diffusion de ce monachisme révèle une forte dichotomie dans les provinces cartusiennes et une certaine complémentarité avec les autres ordres. Domine la région proche de la Grande Chartreuse, alors que seules deux autres régions d’Europe sont concernées par cette branche féminine, les terres flamandes et le sud-est du Piémont. Sur certains territoires l’absence de maisons féminines s’explique par l’attrait d’autres ordres (Grandmont et Fontevraud dans l’Ouest de la France), mais la situation germanique appelle une véritable investigation.

5L’étude de l’organisation des monastères de femmes rappelle les problématiques, connues, de gestion de la branche féminine de l’ordre, depuis la mise en place de prieurs masculins à leur tête (1260) jusqu’à leur rétrocession au titre de vicaire (1283). Cependant, ces moniales sont en position de minorité : elles dépendent directement du Chapitre Général alors que les prieures sont dans l’impossibilité de participer en vertu de l’interdiction faite aux femmes de pénétrer dans la Grande Chartreuse. Des questions subsistent sur les premiers siècles d’existence de cette branche cartusienne. L’opposition des religieuses à une assimilation à l’ordre comme l’indifférence à leur égard mériteraient d’être précisées et étudiées plus avant – peut-être à partir de l’origine sociale des supérieures, souvent d’extraction noble – car elles ont conditionné l’isolement durable des monastères féminins.

  • 9  Un intérêt pour les moniales tardif dans les antiqua statuta (1271), un développement certain avec (…)
  • 10  P. 82.

6Au sein de son troisième chapitre, Quentin Rochet essaie de dessiner les contours d’un « modèle pour les moniales cartusiennes ». Si son analyse signale l’absence de règle spécifique, il confirme le pragmatisme que l’étude des fondations avait révélé9. Se distinguent quelques spécificités, pour certaines déjà connues : le fort effectif des maisons féminines (supérieur à ce qu’autorise le Chapitre Général), à l’origine d’essaimages ; la rareté des converses ; et les rappels relatifs à la clôture. L’auteur souligne « l’originalité des moniales » qui réside dans la « consécration des vierges et les diaconesses »10, alors qu’il leur est interdit de servir la messe, mais il est regrettable que la recherche d’assimilation des religieuses aux moines n’ait pas été plus précisée. L’étude des vies de Marguerite D’Oingt (†1310), de Béatrice d’Ornacieux (†1303) et de Roseline de Villeneuve (†1324) permet de pénétrer la spiritualité des moniales chartreuses.

7Enfin, la structuration matérielle des monastères féminins est abordée, révélant la présence d’hommes, depuis les prêtres desservant les chapelles jusqu’aux convers des granges. Là encore, le questionnement relatif à l’adaptation du modèle masculin érémitique se pose. Si les problématiques d’implantations exposent, comme pour les frères, la plasticité de l’idée de désert (derrière de hauts murs ou par l’isolement géographique), se dessine un « modèle » de maison à double cloître proche des correries, le principal étant réservé aux seules moniales. L’auteur souligne la situation particulière de la chapelle formant le lien entre l’espace affecté à ces dernières et le reste du monastère : elle est divisée en deux, et le chœur masculin est le seul détenteur de l’autel.

  • 11  Anne Cayol-Gérin, La chartreuse de Prémol, Pont-Saint-Esprit, Analecta Cartusiana, nouvelle série (…)

8La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à un cas pratique, celui de la chartreuse de Prémol. Ce choix est en effet judicieux pour interroger sur le temps long la branche féminine de l’ordre : fondation de la seconde épouse du Dauphin Guigues VI en 1234, elle est l’une des premières maisons cartusiennes réservées aux femmes. Implantée sur un site d’altitude relativement désertique (1080m, dans le massif de Belledonne), elle va perdurer jusqu’en 1791. Par ailleurs, les dernières études menées sur cette chartreuses restent assez anciennes11.

  • 12  Figures 12 et 13, p. 123 et 125.
  • 13  Figure 23, p. 166.

9Malgré l’absence de recherches archéologiques, l’enquête part du terrain. La présentation du site et de la situation de Prémol est mise en parallèle avec les exemples cartusiens proches. La mise au jour d’un réseau de drainage de la combe, en complémentarité d’un usage attesté de la force hydraulique, place cette fondation au sein d’un modèle monastique classique. La présence d’un bâti ecclésial, connu par sa cession aux moniales par le prévôt d’Oulx en 1234, relève d’un héritage antérieur qui invite à la réflexion. Les vestiges actuellement en place et l’étude des deux plans existants – tardifs, des XVIIe et XVIIIe siècles – permettent de dresser une représentation de l’ensemble. Cependant, ni cette dernière12 ni la judicieuse restitution volumétrique présentée en fin d’ouvrage13 ne possèdent d’échelle. De plus, il est dommage que la confrontation avec ces plans arrive tardivement, alors qu’elle offre une véritable lecture du site. La construction d’une « histoire à rebours » des bâtiments afin de comprendre l’aménagement, même si elle ne permet pas de remonter avant les incendies de 1446 et 1467, affine cette lecture et dégage à grands traits le « modèle » de bâti qu’esquissait la première partie. Outre la division de la maison en deux cloîtres réunis par la chapelle, on notera l’absence de cellules cartusiennes rendant possible la vie érémitique en faveur d’une structure monastique plus classique.

  • 14  « L’intérêt qui se dégage de cette très courte étude, c’est qu’on y voit une maison religieuse éta (…)
  • 15  Isabelle Langlade, « La croissance du temporel de la chartreuse de Bertaud (diocèse de Gap) au XII (…)
  • 16  Emilie-Anne Pépy est maître de conférences en histoire moderne à l’université de Savoie. Elle s’es (…)

10L’ouverture de la réflexion et de la comparaison avec d’autres maisons cartusiennes et surtout d’autres implantations monastiques alpines aurait évité certaines tergiversations et circonvolutions d’écriture. Les interrogations sur l’usage de la montagne de Prémol trouvaient réponse dans le modèle cartusien appuyé sur le Désert montagnard et ses pratiques pastorales. Il est surprenant que l’auteur ne se confronte pas avec les constats, anciens, de Thérèse Sclafert, qui estimait en 1926 que « venue trop tard, la Chartreuse de Prémol » n’a pas pu « acquérir d’immenses domaines » et s’est heurtée très fortement aux communautés d’habitants14. Les questionnements relatifs à la diversité du temporel comme à l’existence d’une seigneurie ecclésiastique, « entorse » aux coutumes, sont très pertinents dans ce cadre, mais sur ce plan la situation de Prémol n’est pas isolée (on pensera en priorité à la chartreuse de Bertaud15). Par ailleurs la constitution de seigneuries est un fait classique de fondations monastiques dont les supérieurs sont issus de la noblesse. La question des limites du Désert, espace économique, mais aussi religieux et symbolique, au cœur des problématiques cartusiennes, aurait bénéficié de certaines réflexions d’Emilie-Anne Pépy16.

  • 17  À la marge, l’auteur signale, en 1341 (p. 139), sans en voir la portée, la présence d’une moniale (…)
  • 18  P. 139-140.

11L’analyse de la maison dans son contexte est révélatrice des liens étroits entre l’aristocratie dauphinoise et l’ordre chartreux (principalement la famille Allemand), mais souligne aussi des linéaments connus par ailleurs (ainsi la proximité entre le prévôt d’Oulx et les Dauphins). Plus marquante est l’absence, dans l’histoire de la maison féminine, de liens avec l’évêché grenoblois. Les sources relatives aux moniales de Prémol ne sont pas nombreuses mais permettent de dévoiler les fonctions de certaines et offrent prise à l’étude prosopographique pour les XIIIe et XIVe siècles : le recrutement oscille entre l’échelle régionale et locale17. Au-delà, cette recherche renforce la connaissance du personnel des maisons féminines au XIIIe siècle, ouvrant des hypothèses à suivre, telle l’existence de clercs desservants « les maisons de moniales mais extérieurs à l’ordre, avant 1260 »18.

  • 19  P. 157.

12En définitive, cet ouvrage présente un état de la question relative aux moniales chartreuses sur le temps long du bas Moyen Âge. Répondant à une carence de l’historiographie actuelle, il appelle de futures recherches. La deuxième partie offre une étude approfondie d’une maison de femmes. Par son temporel ouvert, comme sa structure composée de deux cloîtres, mais dépourvue de cellules isolées, Prémol apparaît en dernière analyse comme une « adaptation féminine de l’idéal cartusien », un « modèle à mi-chemin être l’érémitisme cartusien et les maisons de femmes nobles » des autres ordres19. Cette seconde partie appuie avec raison l’intérêt archéologique du site, étude que l’auteur appelle légitimement de ses vœux.

Notes

1  P. 159.

2  http://www.mnemosyne.asso.fr/mnemosyne/

3  Pour exemple, les interprétations relatives à la date de décès de Béatrice d’Ornacieux, imposant à l’historien de conserver deux dates (1303 et 1309) n’apparaissent qu’à la note 15 p. 44, alors que la religieuse est présentée en début d’ouvrage, dès la p. 9.

4  Quentin Rochet, Les chartreuses de France et de Savoie : le temps des fondations. Les sept premières provinces de Chartreuses, XIIe-XVe siècle, mémoire de Master 1, sous la direction de Denyse Riche, Université Lumière Lyon II, 2009, 125 p.

5  Seule une étude interne à l’ordre, de Dom André Poisson, remontant à 1978, faisait un premier point sur cette question. Cit. p. 15.

6  P. 14.

7  Figures 4, 7 à 9, p. 54, 61-63.

8  « On ne fonde pas une chartreuse de femmes en raison de l’expansion de l’ordre et de son dynamisme (…), mais les fondations ont (…) lieu exclusivement dans une aire relativement proche de maisons masculines » (p. 58).

9  Un intérêt pour les moniales tardif dans les antiqua statuta (1271), un développement certain avec les nova statuta (1368), mais au final seuls « vingt-sept courts paragraphes » compilés en 1504 (p. 78-79).

10  P. 82.

11  Anne Cayol-Gérin, La chartreuse de Prémol, Pont-Saint-Esprit, Analecta Cartusiana, nouvelle série t. I, n. 1, 1989.

12  Figures 12 et 13, p. 123 et 125.

13  Figure 23, p. 166.

14  « L’intérêt qui se dégage de cette très courte étude, c’est qu’on y voit une maison religieuse établie au milieu du XIIIe siècle, dans un pays et à une époque où les communautés rurales, déjà fortes, lui laissent à peine le temps de jouir de ses biens, et se dressent devant elle pour lui opposer leurs prétentions et leurs droits. Nous sommes déjà loin des vieilles abbayes des XIe et XIIe siècles : la Grande Chartreuse, Durbon, Léoncel, qui, établies fort loin des régions habitées, ne les atteignent qu’au moment où elles étaient assez puissantes pour se mesurer avec des populations organisées » ; Thérèse Sclafert, Le Haut-Dauphiné au Moyen Âge, Paris, 1926, p. 33, 35.

15  Isabelle Langlade, « La croissance du temporel de la chartreuse de Bertaud (diocèse de Gap) au XIIIe siècle », Ordres monastiques et religieux (XIIe-XVIIIe s.), 174, t. 43, 1993, p. 359-373.

16  Emilie-Anne Pépy est maître de conférences en histoire moderne à l’université de Savoie. Elle s’est spécialisée dans l’histoire de la Grande Chartreuse à l’époque moderne ; cf. Montagne sacrée, montagne profane. Le territoire de la Grande Chartreuse, XVIe-XVIIIe siècles, Grenoble, PUG, 2011.

17  À la marge, l’auteur signale, en 1341 (p. 139), sans en voir la portée, la présence d’une moniale de la famille de Porte-Traine, qui tient la viguerie éponyme de la ville de Grenoble des mains de l’évêque au moins depuis 1262, et dont les liens avec l’ordre cartusien remonteraient au moins à 1221. Cf. Ulysse Chevalier, Regeste Dauphinois, ou Répertoire analytique des documents imprimés et manuscrits relatifs à l’histoire du Dauphiné, des origine chrétiennes à l’année 1349, t. II, p. 134, notice 6591 ; pour la reconnaissance de la viguerie de Porte-Traine par Hugues de Porte-Traine, même vol., p. 681, notice n° 9904.

18  P. 139-140.

19  P. 157.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bruno Varennes, « Quentin Rochet, Les filles de saint Bruno au Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 2013, mis en ligne le 12 avril 2014, consulté le 30 octobre 2016. URL : http://crm.revues.org/13216

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Bruno Varennes

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