Les temps de l’architecture gothique dans les Alpes occidentales : les limites impossibles

Les temps de l’architecture gothique dans les Alpes occidentales : les limites impossibles

Martine Jullian
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Résumé

Backward, conservative, marginal, modest, even mediocre, as many adjectives generally applied to the architecture which appeared in the Western Alps between the XIIIth and XVIth centuries, being viewed through a prism forged from the Gothic architecture of the North of France by art historians. In fact, the alpine edifices testify to a respect of traditions, a permanence of forms, which answered the asserted will to perpetuate formulae having previously proved their efficaciousness and which are still up to date. This phenonomen attacks the very definition of the architecture in question and its specificity (specificities and shows how difficult it is to put it into a mould made out of a historical and artistic reality from elsewhere.

Texte intégral

1 L’architecture qui a vu le jour dans les Alpes à l’époque gothique est peu connue. Sans grande affinité avec l’art du Nord, à l’aune duquel on juge trop souvent les expériences nées ailleurs, elle n’en présente pas moins un intérêt qui ne doit rien à la condescendance. De fait, qui cherche des clochers aériens, des murs évidés et d’immenses verrières sera déçu. Car c’est ailleurs qu’il faut chercher la spécificité de cette architecture et l’étude des limites temporelles pourra servir de révélateur.

2 Partant des différentes caractérisations qui ont été données de l’art gothique, comment définir ces limites temporelles ? Comment situer cette architecture par rapport à des cadres chronologiques établis à partir d’un centre que chacun s’accorde à situer en Île-de-France ? Car c’est là qu’aurait été élaboré le style gothique dans toute sa perfection, selon un modèle auquel, on va le voir, les constructions alpines, singulières et atypiques, ne correspondent guère.

Une architecture retardataire, conservatrice ?

3 C’est un lieu commun de rappeler combien les régions méridionales ont difficilement accepté l’art gothique. Les Alpes occidentales ne dérogent pas à cette règle. Pourtant, de nombreux exemples montrent que la nouvelle architecture était connue par les maîtres d’œuvre des contrées alpines. La voûte d’ogives, par exemple, est utilisée à une époque relativement précoce, dès la seconde moitié du XIIe siècle en Dauphiné, en Provence, mais elle est réservée à des emplacements stratégiques, limités, comme la croisée du transept (Chalais, Notre-Dame-de-Mésage), dans des conditions qui ne remettent pas véritablement en cause le caractère roman de l’édifice.

4 Les Cisterciens, conscients des avantages techniques que présentait ce nouveau mode de couvrement, en ont été les promoteurs précoces mais, là aussi, son emploi n’est pas systématique et ne remet pas en cause la conception de l’espace. Quoi qu’il en soit, les abbayes de Sénanque, Le Thoronet et Silvacane en Provence, où pourtant des croisées d’ogives apparaissent dans les salles capitulaires dès la seconde moitié du XIIe siècle, et l’abbatiale de Léoncel, consacrée en 1188, dont la nef est entièrement couverte de croisées d’ogives, restent des monuments romans. Une voûte d’ogives ne fait pas une église gothique ! Tout au plus faut-il voir dans ces réalisations des essais, des signes annonciateurs du nouveau style.

5 De fait, la première église de grande ampleur que l’on peut sans conteste qualifier de gothique dans son intégralité est l’abbatiale de Saint-Antoine-en-Viennois (fig. 1), commencée vers 1200 seulement. Il y a donc un décalage de plus de soixante ans par rapport à l’Île-de-France, où les premières manifestations de ce style avaient vu le jour vers 1130-1140. C’est dire aussi que l’abbatiale dauphinoise est érigée à la même époque que la cathédrale de Chartres, dont la reconstruction après l’incendie de 1194 marque le début du second âge gothique. Mais à la différence du domaine royal, ce chantier d’envergure ne marque pas pour autant l’adoption rapide et systématique du style gothique nouvellement introduit en Dauphiné. Jusqu’à une époque avancée du XIIIe siècle, de nombreux édifices seront encore construits selon une esthétique romane, différant à peine de ceux du siècle précédent. Une architecture retardataire donc, ou pour le moins conservatrice, si l’on accepte comme moule immuable une classification établie à partir d’un modèle considéré comme le modèle absolu : celui de l’Île-de-France. Ce retard ferait penser que les Alpins refusent la modernité.

Tradition et modernité

6 Il n’empêche, l’écart qui s’est creusé entre Île-de-France et Dauphiné ne s’accompagne pas d’un décalage pur et simple et de l’adoption, soixante ans plus tard, des formes caractéristiques des toutes premières cathédrales gothiques (notamment l’élévation à quatre étages, la voûte sexpartite et l’alternance des supports). En effet, l’architecte de Saint-Antoine adopte d’emblée l’élévation de type chartrain à trois étages et doit être de ce point de vue considéré comme parfaitement en phase avec les modes les plus récentes. Cela ne fait pas pour autant de l’abbatiale un édifice en rupture avec les constructions antérieures dans la région, car une telle élévation reprend le système ternaire des clunisiens, système qui reste encore au goût du jour au XIIIe siècle en Dauphiné. Citons pour preuve la cathédrale de Vienne et la collégiale de Romans, dont les réaménagements et agrandissements du XIIIe siècle ont « enrobé » les parties basses romanes qui ont été conservées. Le projet consistait en quelque sorte à réaliser une adaptation des nouvelles modes venues du Nord aux traditions locales, une adaptation du moderne à l’ancien.

7 Par ailleurs, nombre d’églises révèlent la persistance à une époque avancée du XIIIe siècle des formes romanes. L’ancienne cathédrale de Senez, commencée en 1176 et consacrée en 1246 – un édifice entièrement roman construit à l’époque gothique – est sans doute l’un des meilleurs exemples de cette permanence, de cette fidélité à une tradition, de ce souci de conserver le parti d’origine, malgré le temps. Le même phénomène se reproduira tout au long de l’époque gothique. Pour en revenir à Saint-Antoine, le parti d’origine de l’élévation à trois étages choisi (à confirmer svp) dans le chœur fut maintenu tout au long des deux siècles et demi que dura le chantier, pour disparaître seulement avec l’édification de la façade de style flamboyant, à deux niveaux. L’église conserva ainsi une très forte unité.

8 Que dire encore d’édifices comme les cathédrales de Fréjus et de Grasse ou l’église Saint-Victor de Castellane ? Leur nef du XIIIe siècle est couverte de croisées d’ogives qualifiées de « lombardes », en raison de leur origine. En réalité, ce sont des voûtes que les épaisses nervures à section rectangulaire, qui ne sont pas vraiment intégrées dans la maçonnerie, apparentent plus à des voûtes d’arêtes renforcées par des nervures qu’à de véritables voûtes d’ogives gothiques. Elles assurent la permanence d’une forme et d’une technique nées dans la Lombardie romane, puis diffusées en Provence où elles s’étaient particulièrement bien adaptées.

9 Cette perpétuation de formes « archaïques » doit-elle se comprendre comme un conservatisme ? On pourrait dire les choses ainsi. Mais ne serait-ce pas plutôt le résultat d’un phénomène de résistance ? Résistance face à un style que l’on considère comme importé, qui ne correspond guère aux traditions des maçons de Provence, du Dauphiné ou de Savoie. Ce phénomène est par endroits si fort que certaines formes romanes perdurent ou resurgissent jusqu’au cours du XVIe siècle. On construisit même des clochers lombards dans les Alpes du sud jusqu’au XIXe siècle, et lorsque le nom de Jean Rostollan est inscrit sur le portail de Villard-Saint-Pancrace, en 1542, ce portail est encadré d’une série de voussures en plein cintre, aux colonnettes surmontées de chapiteaux figurés d’une veine toute romane.

10 À la fin du Moyen Âge, le gothique – ce style qui a pu être considéré lui aussi comme importé et sembler, s’agissant des élites urbaines, bien peu en phase avec les besoins du clergé officiant dans les bourgs et villages de montagne – résiste à son tour face à la Renaissance. De même qu’il y eut un art roman tardif (Spätromanik), il y eut aussi un art gothique tardif (Spätgothik). L’église de Roquebillière (fig. 2), consacrée en 1531, la seule de structure gothique dans les Alpes-Maritimes, perpétue un système de voûtement à nervures apparentes. Plus tard encore, en plein XVIIe siècle, l’église de l’Isle-sur-la-Sorgue, les cathédrales d’Apt et de Toulon sont couvertes de croisées d’ogives.

11 En fait, l’histoire de l’architecture gothique dans les Alpes repose moins sur la rupture que sur la continuité. Tout au long du Moyen Âge, maintes églises sont conçues selon une tradition qu’il ne convenait guère de remettre en question, sans que l’on puisse affirmer pour autant que leurs auteurs aient méconnu les inventions extérieures, et sans doute aussi parce que les formules anciennes avaient fait la preuve de leur efficacité. À la fin de cette période, lorsque le clergé se doit de réaffirmer dans plusieurs diocèses, comme celui d’Embrun notamment, la toute puissance de l’Église romaine et de combattre les nombreuses tentatives de déviance, ce n’est pas de grandes cathédrales dont il a besoin, mais de modestes chapelles ou églises de village mieux adaptées à certaines formes de dévotion. Certains édifices sont à ce titre si modestes et si peu caractérisés qu’ils paraissent sans âge, et c’est alors leur décor peint qui en fait tout le prix. Mais parler à leur sujet de style roman, gothique ou renaissant semble hors de propos.

Transition ou métissage ?

12 Cette continuité a été assurée de différentes façons : résistance pure et simple à «l’envahisseur », ou bien accueil partiel  de formes nouvelles, sans toutefois que celles-ci suffisent à transformer radicalement l’identité initiale de l’édifice. La priorale de Saint-André-le-Bas à Vienne, dont le début des travaux est attesté par une inscription de 1152, voit ses trois travées voûtées d’ogives confortées à l’extérieur par des arcs-boutants massifs et « archaïques » vers 1165-1170 ou, au plus tard, à la fin du siècle. Ce système pourrait orienter le style de l’édifice et lui donner une allure délibérément gothique, mais les proportions, la bichromie des arcs, les baies en plein cintre, les chapiteaux historiés sont autant de rappels de formes anciennes et, même si la lumière est abondante, l’esprit gothique semble encore bien loin. Il en va de même à la cathédrale d’Embrun, construite entre 1170 et 1225 (fig. 3). La nef centrale est voûtée d’ogives, quelques chapiteaux à crochets font leur apparition dans les travées occidentales et une grande rose rayonnante à la façade trahit une connaissance, comme à Digne vers 1220-1230, et à Seyne dans le deuxième ou le troisième tiers du XIIIe siècle, des cathédrales de la France du Nord. En revanche, les bas-côtés sont couverts de voûtes en berceau et les chapiteaux sont historiés. L’héritage roman venu de l’autre côté des Alpes est encore visible dans la bichromie de l’appareil et dans le porche à baldaquin et lions stylophores (le réal) à confirmer svp ouvert sur le côté nord de la nef. Pour finir, il est manifeste que la présence de branches d’ogives n’avait pas été prévue à l’origine, car elles ne s’adaptent guère à la forme des supports. Elles résultent donc d’un changement de parti en cours de  construction.

13 À la fin du Moyen Âge, jusque vers 1530, maints édifices témoignent également de cet attachement à des formes traditionnelles. Un nouveau vocabulaire décoratif fait son apparition (putti, rinceaux, guirlandes, sur les façades de la chapelle du château de Grignan, de Saint-Pierre d’Avignon) sans pour autant remettre en cause les structures de l’édifice. Sur la façade de la cathédrale Saint-Pierre d’Annecy elle-même (fig. 4), conçue en Italie sur le modèle de Santa Maria del Popolo, une grande rose à l’étage se mariant aux frontons et aux pilastres toscans lance un ultime clin d’œil aux plus spectaculaires des grandes cathédrales gothiques. Mais l’édifice le plus remarquable dans ce domaine, bien qu’appartenant aux États de Savoie, se situe en dehors de notre cadre géographique, à Brou. Le monastère, voulu par Marguerite d’Autriche et dont la première pierre fut posée en 1506, illustre au mieux cette dialectique entre passé et présent, tradition et nouveauté. Il est le résultat d’une véritable combinatoire entre des apports venus d’horizons multiples (Flandre, Italie, Bresse), dans laquelle aucun élément ne prend le pas sur l’autre.

14 De tels édifices sont à la croisée des chemins, sans pour autant basculer d’un côté ou de l’autre. Certains parleront à leur propos d’édifices de transition. Mais que signifie ce terme1 ? Un moment instable, éphémère, non défini, un passage, comme si l’important était ce qui s’était passé auparavant et ce qui allait se passer ensuite ? Ni tout à fait romans, ni tout à fait gothiques, ou selon l’époque ni tout à fait gothiques, ni tout à fait renaissants, ils sont entre-deux, inclassables. Il s’agirait d’édifices hybrides, au style non affirmé, non abouti – disons le mot « bâtards » –, dont l’importance est d’autant plus minorée qu’un acte de naissance « légitime » ne peut leur être délivré.

15 Si l’on se place sur le plan de l’histoire, de la durée, ils sont comme un maillon essentiel, comme un laboratoire où l’on s’efforce d’adapter, d’intégrer des traditions diverses. Sur le plan de la géographie artistique, ils sont à un carrefour, entre France et Italie. Lieu de rencontre entre traditions locales et innovations lointaines, ils sont le produit d’un véritable métissage artistique, qui repose sur la confrontation, le dialogue, qui accueille la jonction du passé et du futur2. De ce point de vue, toute idée de retard ou de précocité n’est plus de mise.

Marginalité. Centre et périphérie

16 Marginalité, ce mot se décline volontiers avec un autre : celui de retard. Les régions alpines sont réputées lointaines, marginales, à l’écart des grands centres de création artistique, du moins des centres officiels, à l’écart des modes et des avant-gardes. Là encore, la question est : marginalité par rapport à quoi ? Certes, le style gothique n’a pas été « inventé » dans les Alpes, pas plus que les Alpes ne sont le berceau de la Renaissance. Mais le massif alpin est un lieu de passage, où se croisent, se rencontrent et se confrontent des hommes, des cultures de toute provenance3. Et certains bâtiments montrent que, lorsqu’il y a eu une volonté politique, les nouvelles modes ont pu être suivies très tôt. Ainsi, lorsqu’en 1408 Amédée VIII de Savoie fait entreprendre la construction de la chapelle de son château à Chambéry, œuvre de prestige destinée à renforcer tout autant son image de grand prince que celle de la capitale de son état qui deviendra duché en 1416, il puise à la source française en optant pour le style flamboyant qui avait vu le jour quelques années auparavant. De même, près d’un siècle plus tard, à Grenoble, la façade flamboyante du Palais du Parlement est prolongée d’une nouvelle façade Renaissance, sans transition aucune, mettant en évidence la distance existant entre deux conceptions de l’architecture, deux pensées fort différentes (fig. 5). Ces exemples montrent combien les architectes, sous l’impulsion de commanditaires éclairés, pouvaient parfois être en rupture avec la tradition et jouer un rôle de précurseurs. Mais, dans ce cas, n’est-ce pas plutôt ces édifices novateurs qui seraient marginaux eu égard au reste de l’architecture qui s’édifie à la même époque dans les environs ?

17 Tout cela montre combien la notion même de limites temporelles est fragile, voire sujette à caution. C’est beaucoup plus en termes de séquences, des séquences multiples, variées dans leur intensité comme dans leur localisation, qui peuvent se succéder ou se chevaucher, ou encore en termes de réseaux qui se développent de manière plus ou moins autonome, qu’il faudrait parler4.

Conclusion

18 Ainsi, d’un côté attachées aux traditions, de l’autre ouvertes aux innovations, les régions alpines de France témoignent-elles de la difficulté, voire de l’impossibilité de séparer nettement la fin d’un style de l’apparition d’un nouveau, de marquer les étapes d’une évolution. Dans tous les cas, il y a décalage par rapport aux limites habituellement admises. Vouloir plaquer sur les Alpes un cadre chronologique établi à partir d’une réalité autre, en adoptant comme postulat la primauté de l’art des cours ou des capitales, la primauté de la modernité sur la tradition, ne peut conduire à des comparaisons que défavorables à partir du moment où l’on considère que ce modèle extérieur – l’avant-garde –  est le modèle d’excellence.

19 Partant d’un postulat inverse, l’étude de cette architecture à l’époque gothique dans les Alpes françaises doit reposer sur l’idée d’une « cohabitation » entre tradition et innovation, en considérant que la tradition n’a pas moins de valeur que l’innovation et que les deux manifestations doivent être considérées sur un plan d’égalité. Mais il s’agit plus que d’une cohabitation pure et simple, car il y a interférences, mixages, métissages.

20 C’était à repenser les limites que nous invitait ce colloque. Mais c’est surtout à repenser la notion même de limites que nous invite cette architecture alpine des trois derniers siècles du Moyen Âge.

Note de fin

1 Sauerländer Willibald, « Style or Transition ? The Fallacies of Classification Discussed in the Light of German Architecture 1190-1260 » dans idem, Romanesque Art. Problems and Monuments, Londres, 2004, vol. 1, p. 185-220.
2 Laplantine François et Nouss Alexis, Le métissage. Un exposé pour comprendre. Un essai pour réfléchir, Paris, 1997, p. 10, 111.
3 Castelnuovo Enrico et Ginzburg Carlo, « Centro e periferia », dans Storia dell’arte italiana, première partie dirigée par Giovanni Previtali, « Materiali e problemi, I, Questioni e metodi », Turin 1979, p. 283-352.
4 Kubler George, Formes du temps. Remarques sur l’histoire des choses, Paris, 1973, p. 63-71, et plus particulièrement la note 3, p. 64-65.

Pour citer cet article

Référence papier

Martine Jullian, « Les temps de l’architecture gothique dans les Alpes occidentales : les limites impossibles », in Repenser les limites : l’architecture à travers l’espace, le temps et les disciplines, Paris, INHA (« Actes de colloques »), 2005.

Référence électronique

Martine Jullian, « Les temps de l’architecture gothique dans les Alpes occidentales : les limites impossibles », in Repenser les limites : l’architecture à travers l’espace, le temps et les disciplines, Paris, INHA (« Actes de colloques »), 2005, [En ligne], mis en ligne le 28 octobre 2008, consulté le 29 octobre 2016. URL : http://inha.revues.org/591

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