LA DISPERSION DU TEMPOREL DE L’ABBAYE DANS LE BAS-PAYS(1790-1791)

La dispersion du domaine temporel de l’abbaye Léoncel en souligne à la fois l’étendue et la diversité.
Les parcelles soumises au droit féodal par le biais du contrat d’albergement (ou bail emphytéotique) étaient innombrables et fort difficiles à mesurer puisque les terriers n’indiquent pas toujours la superficie. Le nombre des albergataires de l’abbaye devait approcher le millier au XVIII° siècle., dont, avec des familles paysannes nettement majoritaires, des représentants des diverses classes sociales : bourgeois, religieux et nobles, parfois de haut rang. Le sort de ces espaces, géographiquement dispersés en plaine comme en montagne, fut tracé dans la nuit du 4 Août 1789 avec une indéniable générosité, hélas quelque peu retenue dans les jours suivants qui posèrent le principe du rachat des droits sur la terre. Dans une certaine confusion née du refus d’accepter le principe du rachat, et de la diversité de décisions locales, l’Assemblée Législative tenta assez timidement de régler le problème . C’est finalement la Convention qui scella le sort de ces espaces par le décret du 17 juillet 1793 dans lequel on peut lire « Toutes redevances ci-devant seigneuriales, droits féodaux, censuels, fixes ou casuels, même ceux conservés par le décret du 25 août dernier, sont supprimés sans indemnité ». Nous savons que des « fermiers des terriers» se chargeaient de récolter le produit des droits féodaux pour le compte des moines. Devant l’évolution esquissée par la Nuit du 4 Août 1789, certains d’entre eux tentèrent de vendre aux enchères leur bail. On comprendra facilement qu’ils n’eurent aucun succès.

leoncel-abbaye-47.1Les biens du monastère, relevant du droit moderne sous la forme du fermage et du métayage mais aussi pour une petite partie conservés en faire-valoir direct par les moines, et confiés à des valets salariés, devenus propriété de la Nation à l’automne de 1789, constituèrent les BIENS NATIONAUX de « première catégorie », la seconde désignant un peu plus tard les biens des nobles ayant choisi l’émigration. Les biens nationaux, issus du domaine temporel de Léoncel firent l’objet de ventes rapides en plaine et dans la moyenne vallée de la Gervanne. En montagne les choses allèrent beaucoup plus lentement. L’Etat a donc géré à son profit pendant plus d’une décennie et parfois bien davantage les anciens domaines montagnards dont les revenus ont, un temps, alimenté la Caisse d’amortissement de la dette publique ou le budget de la Légion d’Honneur. Quant aux forêts, elles étaient confiées au service national des Eaux et Forêts.

Dans le Bas Pays, après une phase préparatoire, les adjudications commencèrent dès janvier 1791. En montagne elles ne débutèrent qu’en 1808 et la dernière se produisit en 1832, plus de 40 ans après. Issus de la plaine , l’ancien lot de l’abbé commendataire (domaines de la Part-Dieu, du moulin de Charlieu, de Saint-Martin d’Almenc, et de Maison-Blanche firent l’objet d’adjudications entre le 5 janvier et le 19 mars 1791. Après deux séances d’enchères préalables, la mise à prix de la Part-Dieu était fixée à 102.500 livres, pour une superficie de 198 hectares. Au cours de l’adjudication, le 5 janvier 1791, s’affrontèrent des nobles, des bourgeois et des paysans bien organisés en « collectif ». Au 21° feu, la Part-Dieu se trouva adjugée « à Joseph Vacher, Joachim Badoit, Pierre La Pasa, Jean Descopmbes, tous laboureurs au mandement de Pisançon et Dauphinois de Pisançon » qui donnèrent les noms de 31 associés. Le prix s’était élevé à 224.000 livres.
Le moulin de Charlieu, voisin de la Part-Dieu et situé sur la même commune de Chatusange associait « un moulin à farine, un gruel, quatorze sétérées en culture et trois sétérées pré » (gruel : moulin ne réduisant pas les grains en farine, mais fournissant du gruau), en tout 6,4 hectares. Estimé à 18.170 livres, mis à prix à 30.500 après les enchères préalables, il fut adjugé, à la même date que la Part-Dieu, pour la somme de 32.500 livres à Pierre Dorée « lequel a déclaré subroger la dite adjudication, comme il le subroge par le présent, sieur Antoine Proët, fermier dudit moulin ».
Le domaine de Saint-Martin d’Almenc, lui aussi sur le territoire de Chatuzange, un peu à l’est de la Part-Dieu, couvrait 33 hectares. Mis à prix à 21.000 livres après les enchères préalables, il fut adjugé le 19 janvier 1791 pour 36.000 livres à Georges Lacour, juge de paix de Bourg de Péage qui déclara agir pour le compte de six paysans de Pisançon et de trois autres respectivement de Barbières, Marches et Meymans, le dernier n’étant autre que Pierre Dorée, déjà rencontré. « Etant convenu entre les co-adjudicataires que Pierre Dorée aura pour sa portion les 2/3 du bois situé au Pinet, à prendre côté vent et levant et que le prix sera fixé à dire d’experts choisis à l’amiable et sans frais ».
Parmi les lots confiés à la communauté des moines en 1697, le domaine du Conier, installé au Mandement d’Alixan mais débordant sur ceux de Montélier et de Valence, comprenait aussi la « ferme de terriers » concernant Alixan, le Bourg (Bourg-lès-Valence, Parlanges (commune de Chabeuil) et Valence, ainsi que l’obligation de s’acquitter de cens en nature et en argent pour des terres dont l’abbaye était albergataire. Estimé à 115.224 livres, il fut mis en vente au prix de 140.000, le 10 février 1791. Il fallut 25 feux pour que puisse l’emporter Joseph Bélier, négociant à Peyrus « et amis à nommer » pour la somme de 247.300 livres, « payables en 12 annuités égales en 12 ans, y compris l’intérêt à 5% ». La superficie du domaine du Conier atteignait 275 hectares.

leoncel-abbaye-47.2Le Cellier de Beaufort sur Gervanne, considéré par les moines comme de leur lot, même si l’abbé commendataire y conservait quelques prérogatives, se composait des bâtiments et d’environ 7 hectares de terres, vignes, prés, bois et hermes. Estimé à un peu plus de 5.842 livres, mis à prix le 10 mars 1791 à 6.000 livres, il fut adjugé à François de Suze (aujourd’hui « Suze sur Crest ») pour la somme de 9.600 livres.
Le domaine de Maison-Blanche, au quartier des Voulpes sur la commune d’Alixan, couvrait 41 hectares de terres labourables, vignes, prés et pâtures. Traditionnellement le prix du bail était baissé si le fermier plantait chaque année trois douzaines de mûriers et une d’amandiers ou de noyers. Estimé à 17.236 livres, il fut adjugé le 27 mars 1791 après 1O feux, à Claude Brun et « autres ».(en tout cinq paysans d’Alixan), pour la somme de 28.000 livres.
Au total, les domaines affermés du Bas Pays couvraient ensemble environ 560 hectares. Mais cette surface ne rend pas compte de l’importance de la présence cistercienne . Il faudrait ajouter les milliers de parcelles albergées et énumérées dans les différents terriers de l’abbaye. Il convient de souligner à nouveau le succès de collectifs de paysans (sans doute aisés) dans leur compétition avec nobles et bourgeois.

1er novembre 2012 Michel Wullschleger