Dans l’impossibilité d’être exhaustif, nous espérons suggérer l’importance de l’espace maîtrisé d’une façon ou d’une autre par les moines de Léoncel. Dans ce numéro 60, il s’agit d’échos de leurs implantations dans la partie méridionale du domaine temporel montagnard et collinaire (Sud-ouest du massif du Vercors et Nord-ouest du Diois). Manqueront à l’appel l’histoire du long processus d’occupation du plateau d’Ambel par nos moines (une vingtaine de chartes) et celle du conflit très caractéristique et précieux pour l’historien qui, à propos de pâturage sur Combe Chaude, a opposé dans les années 1280 les moines et la communauté villageoise de Charpey. Ils feront l’objet des chroniques 61 et 62.
Nous sommes essentiellement dans le bassin hydrographique de la Gervanne, dont le principal affluent est la Sépie, et secondairement dans celui de la Sure, rivière du Pays de Quint. Géographiquement, sont concernés les Mandements d’Eygluy, de Châteaudouble, de Baix (aujourd’hui Plan-de-Baix), de Gigors, de Montclar. et celui plus oriental du Pays de Quint.
Le Mandement d’EYGLUY associe les sillons de la Fonteuse et de la Sépie à la haute vallée de la Gervanne qui reçoit la Lardenne et le ruisseau des Corbières. Lui appartiennent aussi l’Escoulin, Ansage, le creux du Pêcher, Omblèze, la Vacherie créée par les moines vers 1280, l’abbaye de Léoncel, et aussi le couloir de Comberoufle. L’abbaye est installée tout près des limites des diocèses de Die et Valence et de celles des trois Mandements d’Eygluy, Châteaudouble et Saint Nazaire (en Royans). Au XIV° siècle le Cheylard (avec l’Escoulin) se détachera du Mandement d’Eygluy pour devenir une seigneurie , mais il ne subsistera dans ce secteur qu’une seule paroisse, celle de Saint-Pierre de Sépie.
Le Chaffal, Saint Roman, Combe Chaude, et au pied de la montagne Peyrus et Combovin, dépendent du Mandement de CHATEAUDOUBLE, comme la grange des cisterciens construite à une centaine de mètres de l’abbaye.
Au sud le Mandement de GIG0RS, s’approche de la moyenne Gervanne. A l’est, il accueille, au pied de Côte Blanche, le chemin muletier qui, via Léoncel, relie la vallée de la Drôme au Royans, et qui traverse le quartier de Charchauve. Au nord il s’étend largement sur le plateau de la Chauméane qu’il partage avec le Mandement de Châteaudouble.
Le Mandement de BAIX , aux contours probablement assez proches de ceux de la commune actuelle s’insinue entre ceux de Gigors et d’Eygluy. Il comprend une partie du couloir entre Côte Blanche et le Vellan, la plus grande partie du Vellan, les quartiers du Vialaret et des Serres et le versant ouest de la vallée de la Gervanne, au sud de la cascade de la Druise qui est pour nous le symbole du passage du Vercors au Diois.
Au XIII° siècle Beaufort n’existe pas encore. Le village de Saint-Julien (on trouve parfois « Le monastier Saint-Julien », en l’honneur d’un petit prieuré bénédictin), près duquel les cisterciens de Léoncel ont installé leur plus important « cellier » (exploitation viticole), deviendra au XIV° siècle un quartier de Beaufort. Au XIII° siècle le site fait encore partie du territoire du Mandement de MONTCLAR. Celui-ci associe alors une partie du bassin médian de la Gervanne, à des collines de moyenne altitude qui au nord et à l’est le séparent des Mandements voisins d’Eygluy et de Quint.
Le Mandement de QUINT est cité, le plus souvent à propos d’Ambel, mais des nobles du Pays de Quint ont pu ouvrir d’autres pâturages aux moines cisterciens sans que ces derniers les aient véritablement utilisés.
En complétant le Cartulaire de Léoncel du chanoine Ulysse Chevalier par quelques textes cités seulement dans son Regeste Dauphinois, nous comptons une petite cinquantaine de chartes traitant, au XIII° siècle, de l’espace ci-dessus défini Il s’agit souvent d’agrandissements du domaine temporel par « aumône », par « donation », par renoncement à un cens jusqu’alors imposé aux moines. Il s’agit aussi de confirmations plus ou moins difficiles à obtenir des « donateurs » eux-mêmes ou de leurs descendants. Pour commodité nous donnerons quelques références concernant l’année, le numéro de la charte dans le Cartulaire, et son numéro dans le Regeste Dauphinois.
Les implantations les plus méridionales concernent au XIII° siècle le Mandement de MONTCLAR et surtout le village et le cellier de Saint-Julien qui se trouvent sur son territoire. En 1218 (82 et 6852), Artaud Tempeste qui souhaite se racheter de quelques mauvais gestes, cède, entre autres, une partie du quartier des Fontaigneux aux moines. En 1218 encore (82 et 6433) les moines achètent à Saint-Julien deux terres pour 15 livres viennoises. En 1227 ( 99 et 6871), Albert de Montclar abandonne un cens perçu jusqu’alors sur une vigne du cellier.
En 1231 (109 et 7080), le dauphin André seigneur de Montclar, confirme ce que possède l’abbaye dans le Mandement et précise ce qu’elle peut acquérir en plus, avec une certaine liberté, mais à condition de ne gêner ni le dauphin, ni les principaux vassaux.
En 1254 (177 et 9033), l’abbaye achète pour le prix de 60 sols (trois livres) de « bonne monnaie » (celle de Vienne ou de Valence)une terre à la Combette, ce creux que l’on trouve immédiatement au nord du cellier et qui s’abaisse jusqu’à la Gervanne. En 1262 (207 et 9859), l’abbaye échange une vigne située entre les terres du cellier contre une chenevière proche de la Gervanne. La même année 1262 (209 et 9887), elle achète une pièce de terre. En 1290 (262 et 13664), après l’enterrement de la mère de Guigues de Suze, ses deux fils donnent tout le patrimoine, qu’ils possèdent à Saint-Julien et à Montclar.
Non loin de Saint Julien, mais dans le Mandement voisin de GIGORS, en 1295 (262 et 14589), nous assistons à la reconnaissance des cens levés par l’abbaye sur le plateau des Chaux. Sept personnes travaillant six terres et deux vignes paient des redevances à l’abbaye. Certains paysans s’acquittent auprès du cellerier de l’abbaye, un moine de chœur, d’autres auprès du Maître du cellier(un frère convers). Pour la même année (277 et 14598), le cartulaire cite une reconnaissance faite au Maître du cellier par un autre tenancier. En tout cas, l’abbaye pratique déjà le faire valoir indirect.
Entre les Lantelme de Gigors, seigneurs du Mandement, et l’abbaye les relations ont été nombreuses et contrastées. Certains, homme ou femme, se sont donnés à l’abbaye Dès le XII° siècle, les Lantelme avaient aidé (1185, 35 et 4962) les moines à s’implanter dans l’espace entre la Baume Saint-Roman et le col de Tourniol (avec la très recherchée Combe Chaude) et aussi en Chauméane et dans le couloir du Pêcher. En 1232 ( 111 et 7129), Lantelme de Gigors qui se donne à l’abbaye abandonne un cens de 5 sétiers de froment à Trois Prés et offre une pitance générale aux moines. Il y eut aussi des difficultés : la charte de 1244 (134 et 8075) évoque un arbitrage particulièrement intéressant . Voici ce qu’en rapporte le résumé du Regeste : « Bernard, prieur du Val Sainte Marie et P. Arnaldi, prieur d’Hostun, choisis comme arbitres avec pénalité de 500 sols, monnaie de Vienne ou de Valence, terminent une longue querelle entre l’abbé et le couvent de Léoncel et Lantelme de Gigors. Celui-ci est condamné à restituer aux religieux 2 trentains et demi de brebis, ou eur valeur fixée à 15 livres viennoises, et à leur permettre de jouir en paix des donations faites par ses ancêtres et par lui même au couvent dans la montagne de Léoncel de la balme de Saint Roman au scialet de Châteaudouble, aux passages del Feu et de Laye à la roche dite Petra Trastorna, au col de Comberoufle (Comba Rofre) vers Léoncel et tous les pâturages d’Ambel, de Gardi, Chauméane, de Charchauve, dans les Mandements d’Eygluy, de Gigors et de Quint. Lantelme, son épouse et ses fils Humbert de Quint et Pierre promettent de défendre la maison de tout leur pouvoir. Pour avoir la paix, l’abbé fait remise des 2 trentains de demi de brebis et donne à Lantelme 6 livres, à Humbert 25 sols et autant à Pierre. Les arbitres offrent pour garant Humbert, évêque de Die. Fait au Monestier Saint Julien, dans le cellier de Léoncel ».
Charchauve se trouve aussi dans le Mandement de Gigors. Sa position sur le chemin muletier, son isolement relatif, la présence d’une source importante, en font un site que les cisterciens ne tardent pas à maîtriser . En 1216 (79 et 6362) Grenon de l’Eparver et son frère Falcon s’accordent avec l’abbé pour régler par arbitrage et à l’amiable divers problèmes de pâturage sans indemnité et de vol de bétail.Les deux frères cédèrent à l’abbaye leurs droits sur les prés de Charchauve, moyennant 60 sols de bonne monnaie (de Vienne ou de Valence). En 1242 (130 et 7909), Appollena de Gigors se désiste en faveur des moines de ses prétentions sur les pâturages du tènement de Charchauve. Comme on l’a vu, il est question du même site dans la grande charte de 1244. En 1248 (155 et 8433) on note une transaction entre l’abbé et Chabert Raynier qui se désiste de ses réclamations au sujet de Charchauve mais retient trois sols de cens de bonne monnaie. En 1251(166 et 8747). Lantelme de Gigors soutient que les pâturages des montagnes de Charchauve font partie de son domaine et de sa propriété en vertu de l’héritage de son père et de sa tante Agathe. Les arbitres (deux moines de Léoncel !) décident que Lantelme renoncera à ses prétentions et recevra 6 livres de bonne monnaie, ses fils, Pierre de Quint et Humbert bénéficiant de 30 sols. Enfin, en 1296, un notaire du comte de Valentinois ménage une transaction entre Jacques, abbé de Léoncel et François Raynier. Ce dernier et son épouse Alix renoncent à leurs prétentions sur le manse et le pâturage de Charchauve. L’abbé leur fait remise de ce qu’ils on perçu et ils auront la baillie du manse à perpétuité et en remettront les revenus dans l’octave de la Toussaint entre les mains du cellerier de l’abbaye.
Enfin, aux confins des Mandements de Gigors et de Châteaudouble, en 1242 (131 et 7994) Saurine, épouse d’Artaud de Blainac (très lié à Omblèze), ouvre aux moines des pâturages au quartier de Boussière comme elle le fait dans la même chartes aux Glovins (sans doute dans le Pays de Quint ?).
Dans le sud du Mandement d’EYGLUY les moines de Léoncel se sont surtout implantés sur le flanc nord du col de Véraut, qui permet de passer de la vallée de la Sépie à celle de la Fonteuse dans laquelle se trouve le village éponyme. Il est surtout question des bois du col de Véraut. En 1231,109 et 7098, Guillaume d’Astorgues confirme la donation de Francon son père. Humbert de Montclar et son fils Francon font de même. On note une autre donation par François de Montclar (1234,121, 7282) et encore un abandon de droits au profit de l’abbaye (1299, 284 et 15329) accompagne d’une délimitation précise grâce aux propriétés voisines. Egalement au Mandement d’EYGLUY, une famille de petits nobles installée près de la Vacherie à Château Ferrand (maison forte) possédant des terres au sud de la Vacherie et dans le creux du Pêcher se montre particulièrement généreuse envers l’abbaye. Vers 1219 (84 et 6492) Humbert Ferrand concède à l’abbaye ses pâturages au dessus du pont d’Anse. Mais, soit malice, soit oubli, il faut que la cour de l’évêque de Die le lui rappelle. Ce qu’il accepte de bonnes grâces. Ce pont d’Anse reste encore une énigme car il s’agit peut-être d’un pont naturel permettant de franchir les gorges d’Omblèze et qui se serait écroulé au XV° siècle.
En 1234 (119 et 7351) Pierre Ferrand, avec l’assentiment de ses frères donne en aumône tout ce qu’il possède sur le territoire du Chaffal ou dans le Mandement de Baix, , du Pont d’Anse vers Léoncel et ailleurs en montagne. Il décrit minutieusement les limites, ajoute à sa donation ses « vassaux » les Trabuc et ses droits au Vialaret.. Le Cahier de Léoncel n° 22 a évoqué longuement cette charte essentielle de 1234. En 1247 (152 et 8371) une discussion s’élève à propos des quartiers entre Baix et le Pont d’Anse ( le Vialaret et les Serres) mais la donation est confirmée. Dans le quartier du Pêcher, en 1228 (101 et 6943, Lambert d’Eygluy abandonne ses droits du Pont d’Anse au Chaffal et à Léoncel (l’abbé lui donne 10 livres). En 1233 (114 et 7237) Guigues de Suze donne en fief ses droits, domaines et propriétés à Comberoufle.
Eustache de Brion, seigneur de BAIX, avait décidé de se rendre en Espagne pour combattre les Sarrasins (1212, 73 et 6176) il ouvre les pâturages de tout le Mandement aux cisterciens, seuls habilités à les utiliser avec les éleveurs autochtones. En 1226, Artaud Tempeste (97 et 6852) cède ses herbages et abandonne des cens. En 1228 (101 et 6943), Lambert d’Eygluy voulant se faire pardonner ses offenses ouvre à l’abbaye ses pâturages aux Mandements de Baix et d’Eygluy et fait don de ses droits entre le Pont d’Anse et le Chaffal. En 1232 (113 et 7200) un héritier d’Humbert Ferrand (Aymon d’Eygluy) confirme la donation de Ferrand de 1189 et cède les droits qu’il possède au Vialaret et au quartier des Serres. En 1259 (194 et 9587), un différend éclate au sujet de l’application de la charte d’Eustache de Brion par son descendant. Désigné comme arbitre, le sacristain de l’église de Die déclare l’application de la charte de 1212, obligatoire.
En ce qui concerne le secteur de la Combe Chaude, l’historien ne peut que s’étonner du nombre relativement élevé de ceux qui donnent à l’abbaye, sans trop de précisions, ce qu’ils possèdent entre le Chaffal, Saint Roman et le col de Tourniol . Ainsi en 1202 (66 et 5778), Lambert d’Eygluy ; ainsi en 1213, Ponce de Mirabel qui se donne à l’abbaye fait aumône de ses droits entre la baume de Saint Roman et le col de Tourniol.le même en 1220 (85 et 6536), ainsi Lambert fils qui confirme en 1223 (90 et 6703), ainsi Artaud Tempeste en 1226 (97 et 6852) ; ainsi encore en 1228 (102 et 6956) : désaccord entre l’abbé et Guigues de Suze à propos de biens acquis des Templiers mais finalement, Guigues cède les droits qu’il possède entre la Pierre Transtorna et la Balme de Saint-Roman.
On peut enfin évoquer le compromis réalisé entre l’abbé de Léoncel et le prieur du Chaffal (prieuré de la Chaise-Dieu et donc casadéen) en 1286 (257 et 13071) et la clause testamentaire de Gueeline veuve de Guigues de Suze qui élit sépulture à Léoncel et qui renonce à des cens qu’elle percevait à Ansage, Saint-Julien (Mandement de Montclar) et Gigors.
1er décembre 2OI3. Michel Wullschleger