UNE REVOLUTION ET UN PREMIER INVENTAIRE EN MONTAGNE.

  leoncel-abbaye-44.1REVOLUTION : QUELQUES RAPPELS NECESSAIRES. Il n’est pas question de traiter ici l’histoire de la Révolution française. Mais il paraît nécessaire de rappeler quelques dates et quelques évènements majeurs rendant compte de la disparition de l’abbaye de Léoncel en tant que communauté monastique. Les Etats Généraux réunis le 5 mai 1789., se proclamèrent le 17 juin « Assemblée Nationale », puis le 9 Juillet « Assemblée Nationale Constituante ». Celle-ci fut remplacée par L’Assemblée Législative le 1er octobre 1791, puis par la Convention (nouvelle assemblée constituante) le 21 septembre 1792. A la révolution parisienne des 13 et 14 juillet succédèrent les révolutions municipales en Province à l’origine de l’effondrement de l’administration royale au profit, surtout, de la bourgeoisie locale. En milieu rural, la Grande Peur poussa les paysans à brûler les archives (notamment les terriers) et parfois les châteaux. La Nuit du 4 août 1789 abolit les privilèges, mais les décrets des 5 et 11 août, s’ils mettaient fin aux charges et aux disparités juridiques pesant sur les personnes et supprimaient la dîme, déclaraient rachetables les droits réels qui pesant sur la terre. Le 10 octobre l’évêque d’Autun, Talleyrand proposa de mettre les biens du clergé à la disposition de la Nation. Un décret du 2 novembre 1789 adopta cette proposition par 568 voix contre 346, à charge pour la Nation de pourvoir de façon honorable aux frais du culte et à l’entretien des ministres, et aussi des pauvres. L’ordre du clergé avait disparu. Il convient de bien distinguer d’une part la mise à la disposition de la Nation, des biens du clergé régis par le droit droit moderne qui allaient constituer les Biens Nationaux dont la vente suscita la création d’une « Caisse de l’extraordinaire », l’ ’émission d’assignats (en fait des bons du Trésor remboursables en biens du clergé ) et la publication de nombreux décrets mettant en place une organisation complexe pour mener à bien cette gigantesque opération. Et, d’autre part, le destin bien particulier des biens du clergé régis par le droit féodal, conservés par des tenanciers qui, après la Nuit du 4 août s’en considéraient encore bien davantage comme les vrais propriétaires et renâclaient à envisager un quelconque rachat. Concernant cette catégorie de biens, les décrets d’août 1789, puis les décisions de l’Assemblée Législative suscitèrent des réactions d’une grande diversité d’un département à l’autre et finalement la Convention décréta le 17 juillet 1793 que la terre appartenait à ceux qui la tenaient.
Les ordres monastiques avaient été abolis le 13 février 1790 (interdiction de prononcer des vœux) et l’administration de ses biens fut retirée à l’Eglise le 20 avril 1790. Le 12 juillet de la même année allait être adoptée la Constitution civile du clergé.

leoncel-abbaye-44.2UN PREMIER INVENTAIRE EN MONTAGNE. Le 5 mai 1790, un an jour pour jour après la réunion des Etats Généraux, les officiers municipaux de La Vacherie se présentèrent à Léoncel. Le procès-verbal de leur visite explique qu’ils venaient à cette abbaye , de l’ordre de Cîteaux, située dans leur municipalité, « en vertu des décrets de l’Assemblée sanctionnés par le roy le 26° mars dernier » ,… « pour y dresser leur procès-verbal de l’inventaire ainsi qu’il suit ».
La visite commença à la sacristie dont les articles 1 à 4 du Procès-verbal. décrivent le contenu (objets du culte, meubles, vêtements sacerdotaux), se poursuivit à l’église (chandeliers, lampes, livres, cloches), au cimetière (croix de fer, palissade en bois), à l’écurie (deux vieux chevaux) puis à l’extérieur (jardin, « terre labourable pour pommes de terre », prairies, forêt et taillis). Puis, « attendu qu’il était l’heure de midy » ils renvoyèrent la poursuite des opérations à « deux heures de relevé » et signèrent le document.
Il fut ensuite question de la cuisine (tournebroche, attirail de petite cuisine, table-pétrin, deux armoires), de ses dépendances : une chambre de domestique et un lavoir avec un feu complet), puis de la salle à manger (buffet, deux tables douze chaises, feu complet, placards avec six couverts d’argent, deux cuillères à ragoût et une à soupe). On visita ensuite les chambres : une grande à deux alcôves (lit avec paillasse, matelas, traversin, couverture et rideau de laine en mauvais état, table et deux chaises), à côté une petite avec alcôve (lit avec paillasse, matelas, traversin, couverture, deux mauvaises chaises, un placard au mur avec une vieille tapisserie, une autre occupée par Dom Bernard avec des meubles lui appartenant sauf des bois de lit attenant au mur, puis, celle de Dom Grillon où il en était de même, deux autres encore (mauvais lits, paillasse sur tréteaux ). Parmi les autres lieux de l’abbaye, le grenier ne contenait rien, la cave « deux grandes tonnes et six petites » et quelques bouteilles de verre noir, le bûcher, deux vieux tombereaux, une charrette en mauvais état et quelques planches de rebut. Enfin dans la chambre de Dom prieur, les meubles étaient sa propriété sauf une table en forme de bureau, une tapisserie et une armoire attenant au mur. A « six heures du soir » on s’arrêta ». Le document porte les signatures de Jacques Vignon, maire, de Jean-Pierre Eynard et de Jean-Pierre Moulin pour la municipalité, celles des trois moines pour l’abbaye, Jacotot prieur, Bernard et Grillon, frères, enfin celle de Jean-Pierre Pinat, secrétaire-rédacteur. Le 6 mai 1790, la visite reprit. On commença, dans la chambre du prieur, par la remise d’un grand registre contenant es recettes et les dépenses, commencé en 1739, à l’arrivée de Pierre Périer, vu et approuvé par les moines. La municipalité le signa après avoir constaté que la dépense excédait la recette de « onze cent cinquante six livres cinq sols et neuf deniers ».
leoncel-abbaye-44.3Mais l’abbaye possédait quelques créances sur les fermes de Léoncel, Montmarais, La Chomate et sur le moulin, pour un total de 2844 livres et dix sols. On passa ensuite à l’examen des baux à ferme de la Chomate (1590 livres par an), de Gampaloup et du « Serf de Lyon » pour Serre du lion( 860 livres), des « dymes » de Musan et de la Rivière (170 livres) des « dymes » de Valfanjouse et la Charge (380 livres), du bail à ferme du domaine du Conier(6700 livres), des « dymes » de Combe Chaude et de la Vacherie (2160 livres), du moulin (875 livres) « à côté duquel il y a une scie à eau jamais affermée ». On évoqua aussi une redevance de 30 livres que payaient les habitants et communauté de la Vacherie pour faculté de faire paître les troupeaux dans le marais, de la Sainte Madeleine jusqu’aux fêtesb de Pâques. Suivit l’examen des baux à ferme des domaines de Montmarais, du Grand et du Petit Echaillon (1220 livres par an), de la grandeb de Léoncel (2150 livres), d’un terrier de cens, rentes, lods,, plaids et droits et devoirs seigneuriaux sur Châteaudouble, Peyrus et autres lieux (90 livres), des terres labourables du cellier de Beaufort (150 livres), enfin du cellier lui-même (435 livres). Le revenu total atteignait 16475 livres. L’historien sait que les dîmes ont été supprimées le 4 août, mais à l’évidence, elles apparaissent encore dans les comptes de l’abbaye et peut-être s’agit-il de retards de paiement.
Après les recettes, les charges, présentées comme une sorte de budget prévisionnel et dont l’analyse s’avère fort intéressante. Nos moines payaient les intérêts de plusieurs emprunts. Ces derniers, s’élevaient ensemble à 16000 livres, soit une année de revenus. Ils avaient été contractés auprès d’un notaire de Valence, du consul de la communauté de Montvendre, de l’hôpital Sainte Foy de Romans et des Dames de la Visitation de la même ville. Les moines devaient aussi plusieurs cens en nature au prieuré de Saint-Félix (9 sétiers de froment et autant de seigle, d’orge et d’avoine : un sétier à la mesure de Valence correspondait à 73 litres). Ils avaient une dette de 180 livres pour supplément de partage avec l’abbé commendataire. Ils comptaient encore 15 livres 17 sols pour les pauvres des environs du Conier « par obligation » ( !), une autre de 429 livres pour supplément à la portion congrue du curé du Chaffal, une plus importante (1272 livres) pour les décimes, l’oblat et le don gratuit. D’autres encore : 6 livres pout la capitation des domestiques, des sommes pour la corvée à Valence (46 livres, 13 sols, 6 deniers), à Alixan (102 livres, 14 sols, 3 deniers), à Oriol (26 livres, 7 sols, 9 deniers). D’autres cens allaient au Marquis de Veines, à l’abbé de Saint-Félix, à l’évêque de Valence, pour un total de 5 livres, 5 sols, 9 deniers. On note encore des « cas de droit », à Montélier, Alixan, Valence, Beaufort, Gigors et Oriol, pour un total de 162 livres, 8 sols, 1 denier. Le vingtième de la communauté de Gigors s’élevait à 7 livres, 7 sols. En matière de réparations et d’entretiens, les charges atteignaient 1200 livres, à la fois pour l’église et pour la maison, les sommes destinées aux aumônes « et journalières et extraordinaires » s’élevaient à 800 livres et la dépense en « honoraires de médecins, chirurgien et apothicaire » atteignait 190 livres. Avec les frais de procès et honoraires de gens d’affaires (600 livres), le paiement des garde-forêts et la réception des étrangers (800 livres) le total des charges s’élevait à 6950 livres.
L’après-midi du 6 mai, les officiers municipaux et les moines se transportèrent dans l’antichambre de Dom Prieur où se trouvaient deux armoires, l’une contenant le linge de maison, l’autre les titres et papiers relatifs aux biens « dont l’inventaire serait presqu’impossible ». Heureusement l’abbaye possédait-elle, grâce à Dom Périer, l’ « Inventaire et répertoire général des titres et papiers de l’abbaye de Notre-Dame de Léoncel de 1750, finissant en 1751, signé par F. Joyeux ». Le procès verbal nous offre ensuite une description générale de l’ « abbaye de Léoncel, ordre de Cîteaux, fondée en 1137 ». Située sur les plus hautes montagnes du Dauphiné au diocèse de Valence, elle ne peut contenir que trois religieux y compris le prieur. Aucune clôture, une maison point achevée et dans le plus grand délabrement. « Il y a 20 mois ne s’y trouvait quelque fois qu’un prêtre étranger pour desservir : les religieux de l’ordre ne pouvaient y habiter, la maison étant étançonnée, les croisées murées. Depuis il y a eu deux corridors de faits à neuf, une très belle salle à manger, trois chambres, non compris les autres réparations dans la maison conventuelle et dans les fermes. Il n’est donc pas si étonnant que le mobilier soit si peu important. La maison a été pillée et volée il y a huit ans et on a laissé pour tout meuble un mauvais buffet ». Le rapport évoque ensuite le rôle paroissial de l’église abbatiale. Il s’agit de la paroisse de Léoncel, différente de celle du Chaffal. Etendue sur trois lieues, difficile à desservir du fait de son caractère montagneux et fortement enneigé, elle n’en compte pas moins alors 360 communiants.
Le prieur remit les marchés antérieurs aux décrets de l’Assemblée Nationale Constituante et déclara n’en avoir pas fait depuis. Après l’évocation de quelques points particuliers et un récapitulatif des revenus et charges, les officiers municipaux restituèrent le livre de recettes et dépenses au prieur. Dom Jacotot déclara « que dans le temps des troubles il avait été obligé de faire enlever les titres à la hâte pour les mettre en lieu sûr ». Il se pouvait, mais il ne le pensait pas, que « quelqu’un ait été égaré ».

leoncel-abbaye-44.4Se produisit ensuite, de façon plus solennelle, la « comparution » pour statuer sur l’avenir. Dom Grillon, 40 ans, religieux de l’ordre de Cîteaux, manifesta son intention de profiter du décret de l’Assemblée pour sortir de son ordre moyennant le traitement annoncé par le dit décret. Et il signa. Dom Claude Mary Bernard, 56 ans, religieux de l’ordre de Cîteaux, desservant de la paroisse dudit Léoncel rappela le vœu des habitants pour qu’il poursuive ses fonctions. Il y consentait « d’autant plus volontiers que les habitats se trouveraient hors de portée de tout secours spirituel s’il ne restait pas prêtre à Léoncel » et ce « en attendant qu’il plaise à l’Assemblée de pourvoir à l’entretien d’un curé ». Et il signa. Dom Jean Baptiste Jacotot, 46 ans, prieur et syndic de l’abbaye et curé de la paroisse déclara sortir de son ordre dans le cas où l’abbaye viendrait à être vendue ou anéantie. Il se « retirerait dans le diocèse et le lieu » qu’il désignerait par devant qui de droit, conformément au décret de l’Assemblée Nationale. Au dit cas, il se réservait l’hypothèque sur cette maison et ses dépendances du traitement déterminé par le décret. Et il signa « Jacotot, prieur et syndic ». Les moines firent ensuite connaître l’existence d’un acte qu’ils affirmèrent authentique et qui était conçu en ces termes « Dom Jean-François Lacenaire, religieux profès de l’abbaye de Léoncel, ordre de Cîteaux, diocèse de Valence depuis 1742, âgé de 67 ans, retenu avec permission de ses supérieurs depuis deux mois dans le sein de sa famille pour cause de maladie habituelle, vois déclare qu’il est dans l’intention de profiter du décret de l’Assemblée nationale qui permet aux religieux de quitter l cloître. A Gray, en Franche Comté, le 1° avril 1790, signé F. Lacenaire ». Le prieur et les deux religieux précisèrent que Lacenaire était bien religieux profès de l’ordre, mais qu’ils ignoraient de quelle communauté, n’ayant reçu aucun ordre du supérieur majeur à son égard, et ils signèrent. Il pensaient donc que l’ancien moine avait pu être rattaché à une autre communauté.
Le procès-verbal s’achève par les signatures des participants à l’élaboration de l’inventaire. On peut noter le climat relativement serein dans lequel s’effectuèrent les opérations, conjointement avec des officiers municipaux de la Vacherie, leurs anciens sujets. Il est vrai que nous ne sommes qu’en 1790.

1er août 2012 Michel Wullschleger.