LES ABBES DU XIVe SIECLE

leoncel-abbaye-136C’est l’abbé Jacques (1296-1309) qui avait accepté en 1303 la sentence arbitrale qui, en dépit de la création d’une coseigneurie sur le plateau d’Ambel et de la définition d’un devès, limitait en fait le pouvoir de l’abbé. La grande dispersion du domaine temporel avait sans doute favorisé cette relative sujetion. Auparavant, en 1296, notre abbé avait dû transiger quelque peu avec la suzeraineté du dauphin de Viennois dans le Royans méridional, celui de la montagne de Musan, de la vallée du ruisseau de Léoncel et de Valfanjouse. Il parvint pourtant à étendre le domaine temporel de l’abbaye au col de Véraut, et, en plaine de Valence, à Alixan et près de la Part-Dieu à propos de laquelle un acte de 1309 rappelle l’engagement des moines à y passer l’hiver.

L’abbé Hugues de Crémieu lui succéda de 1309 à 1316. Il put consolider les implantations de l’abbaye au Mandement de Chabeuil en plaine valentinoise, grâce au dauphin Jean, le père de Humbert II. Il trouva en 1315, par sentence arbitrale, un modus vivendi entre plusieurs seigneurs , dans la montagne de GARDY, située au sud de la Vacherie, sur le versant oriental du val de Léoncel, à propos des limites de chacun et de la perception des redevances.

L’abbatiat de Humbert de Chevrières (1316-1322) fut terni par de nouveaux épisodes de la guerre des Episcopaux, menée rondement par l’évêque de Valence et de Die, Guillaume de Roussillon, et Aymar IV de Poitiers, comte de Valentinois. Ce dernier tenta d’améliorer ses finances en faisant un procès à l’abbaye à propos des dîmes de Combe Chaude. Les moines de Léoncel durent soutenir un autre procès, gagné dès 1320 contre les chanoines du chapitre épiscopal de Valence, également au sujet de dîmes, mais à lever au Mandement de Valence.

Pierre de Flandènes (1325-1353) appartenait à une famille dont on rencontre plusieurs membres dans l’histoire de Léoncel. Flandènes est un ancien site castral dont les ruines sont encore visibles à Saint-Martin le Colonel, dans le Royans. Dès son élection, le nouvel abbé il s’intéressa à la terre de Bruchet sur le territoire de Chatuzange en plaine romanaise, termina avec succès, contre le comte, le procès traitant des tasches et autres redevances de Combe Chaude, régla un différend avec le commandeur des Hospitaliers de Gap en partageant avec lui une forêt de la montagne de GARDY. Notre abbé, décidément très sollicité, mit fin à un conflit avec les Antonins de Saint-Pierre de Sépie dans le sud du Mandement d’Eygluy, à propos des limites et des dîmes levées sur des terres défrichées par les frères convers au Col de Véraut. Il s’attaqua ensuite à un autre problème de paiement de tasches, cette fois sur Côte Blanche. Plus tard, en 1328, une sentence arbitrale fut rendue entre l’abbé et le prieur « casadéen » (de La Chaise-Dieu) de Beaumont (lès Valence) et du Chaffal, concernant les droits de paroisse et, une fois de plus, les dîmes. Elle aboutissait au partage d’un vaste espace dit « des Chabanneries et à la plantation de limites, le prieuré du Chaffal conservant les droits de paroisse et les dîmes.
Pierre de Flandènes dut faire face à une reprise violente de la guerre des Episcopaux. Ayant des inquiétudes pour les biens de l’abbaye situés à Beaufort et à Montclar, il sollicita la sauvegarde de la cour des dauphins. Après la mort du comte et de l’évêque en 1331 une période de calme relatif s’instaura. Mais il fallut régler des problèmes de droits d’usage dans les bois des collines de la plaine, accepter un compromis avec le prieuré de Saint Félix de Valence à la Blache des Jourdans, alerter le pape sur le problème de la non participation des cisterciens aux dépenses des légats pontificaux et autres envoyés de Rome, traiter à nouveau des droits de l’abbaye au Mandement de Chabeuil. On note, dans un climat de distanciation par rapport à la Règle, la multiplication du contrat d’emphytéose perpétuelle, version de droit féodal du faire-valoir indirect et nommé dans nos région, comme nous l’avons vu, « ALBERGEMENT ». Lentement, mais sûrement ce contrat se précisait et s’améliorait au profit du propriétaire éminent de la terre. L’abbé Pierre l’utilisa à Chassonnières au Mandement de Chabeuil et ailleurs. Le fermage, version moderne du faire-valoir indirect se développa aussi , notamment dans les grosses unités, comme à Valfanjouse en 1339. Ces évolutions par rapport à la Règle primitive furent pourtant dénoncées énergiquement par le pape Benoît XII, ancien cistercien, dans une bulle adressée à l Ordre de Cîteaux en 1335. L’absence de comptes rendus des visites à Léoncel de l’abbé de Bonnevaux, père immédiat ne nous permet pas de juger du respect de la discipline cistercienne. Mais le chanoine Jules Chevalier, dans son précieux ouvrage « La Vallée de la Gervanne » paru en 1906, évoque des testaments en faveur de l’abbaye qui prévoient le partage pour le moins surprenant entre les moines de dons en argent ou de revenus légués.
Les années 1346 et 1347 furent difficiles : mauvaise récoltes, famine, relance de la guerre des Episcopaux. Puis, en 1348 sévirent la Peste noire et son cortège de morts et d’incidents. En 1351, des problèmes surgirent à nouveau au Bruchet. Pierre de Flandènes eut tout de même encore le plaisir d’accueillir à l’abbaye le seigneur du Cheylard, veuf et âgé.

Humbert de Chastagnières (1353-1354) afferma des terres de la Part-Dieu, et bénéficia d’un don en argent assez étonnant de la part du fermier de ces terres qui exigea l’ engagement des moines à conserver ses descendants comme fermiers. C’est le début des dynasties de fermiers.

Jean Vigier (1357-1359) n’est connu que par deux documents, l’un traitant de l’achat d’une seconde maison à Romans et l’autre évoquant les « reconnaissances » de 62 albergataires tenant des terres confiées par l’abbaye aux alentours du domaine de Valfanjouse.

Nous possédons du très court abbatiat de Hugues de Crumen, en 1362, un curieux texte qui fait ressurgir l’église de Saint-Roman, près de Combe Chaude, ce qui souligne peut-être le début du repeuplement de la montagne dans le cadre du faire-valoir indirect, et qui traite d’une rente due par l’abbaye au prieur bénédictin de Saillans. Une autre affaire de rente non payée sur la Montagne de Musan fit l’objet d’un accord avec les chanoines de Saint Ruf.

Pierre Baudoyn (1364-1397), ancien cellerier de l’abbaye, d’origine romanaise et bourgeoise bénéficia de l’apaisement qui suivit le traité mettant fin à la guerre des Episcopaux en 1358. Mais l’abbaye, dans cette période difficile avait dû vendre certains biens immobiliers. Elle put se les faire rétrocéder et reconstruire son ancien domaine grâce à l’appui de la chancellerie pontificale d’Avignon et d’une bulle du pape Urbain V datée de 1364. Lors de séjours à Romans l’abbé reçut en don une nouvelle maison dans la ville, albergea à la veuve d’un noble de Marches une prise d’eau et une terre au lieu de Charlieu tout proche de la Part-Dieu,, agrandit le domaine au Mandement d’ Alixan, bénéficia de dons sous forme de pensions en argent et en vin.
Il accepta que l’abbaye devienne albergataire de Charles de Poitiers, seigneur de Saint Vallier pour le moulin de Charlieu moyennant 50 florins d’or d’introges et un cens annuel de 45 sétiers de blé, soit quelque 3780 litres. Il s’agissait d’un moulin « banal » où les villageois avaient le devoir de faire moudre leurs grains, et donc d’une source potentielle de revenus importants. Père immédiat, l’abbé de Bonnevaux, accepta ce c ontrat peu orthodoxe. En 1376, Pierre Baudoyn accueillit comme « frère donné », avec tous ses biens mobiliers et immobiliers, Jean Lagier, un bouvier de Marches. Il mit fin à des querelles, dont celle que nourrissait le seigneur de Pelafol pour non paiement d’une rente due par l’abbaye depuis 20 ans. Les choses s’apaisèrent et le dit seigneur,François de Beaumont, albergea aux moines des pâturages et des abreuvoirs.
En 1356 avait surgi le triste phénomène des Grands Compagnies constituées de « mercenaires » ou « routiers » livrés à eux-mêmes pendant les trêves et poussés à vivre sur l’habitant. Après le traité de Bretigny (1360), ce fléau réapparut, nourrissant de sombres craintes. En 1374 des bandes traversèrent le Royans. En 1389, d’autres « routiers », placés sous le commandement de Raymond de Turenne, semèrent la désolation dans le Valentinois. L’abbaye fut saccagée, subissant des dégâts au chevet de l’église, la destruction de l’aile des convers et du cloître . Le bétail fut volé, les récoltes détruites. Les moines avaient fui à Romans en emportant leurs archives. Ils allaient y vivre une trentaine d’années. Il séjournaient dans la « maison de la Roue », bien agrandie par des acquisitions successives. L’abbé s’occupait toujours du domaine et multipliait les contrats d’albergements, à Chatuzange (aux Chorières et Montpeyroux, au Sablet, aux Ayes), à Bagnols, aux alentours la Part-Dieu.
Léoncel subit sans doute une deuxième visite des « routiers », après la main mise de ces derniers sur les châteaux d’Eygluy et de Pélafol. La vie de la communauté monastique était devenue très précaire. Les moines s’adressèrent en 1393 au pape Clément VII pour obtenir un secours, plus exactement pour demander l’autorisation de modifier la destination d’un legs pieux afin de reconstruire le monastère. Quatre ans plus tard, dans une situation matérielle de plus en plus grave, l’abbé alla jusqu’à demander au chapitre général de l’Ordre d’unir toutes les propriétés de l’abbaye de moniales cisterciennes de Vernaison, proche de Romans, à celles de Léoncel. Le chapitre général accepta le principe de cette union, mais l’abbesse de Vernaison devait faire échouer cette tentative.

On aura remarqué, d’après les dates d’intronisation et de disparition des abbés, que pendant des périodes relativement longues, l’abbaye a du être dirigée par le prieur, second selon la hiérarchie, ce qui conforte l’idée de temps difficiles.

Le 1° novembre 2010, Michel WULLSCHLEGER.