LA FIN DU PREMIER ABBATIAT COMMENDATAIRE ET L’ECHEC DE CHARLES DE BEAUPOIL

leoncel-abbaye-35.1 Alors que les moines s’intéressaient de nouveau, et pour cause, au site même de Léoncel , l’abbé Hugues Humbert de Servient entreprit des travaux importants à la Part-Dieu qu’il appréciait beaucoup. Il dut faire face aux suites du conflit né sous le dernier abbé régulier, entre l’abbaye et le seigneur de Pixançon. Ce dernier avait lancé la construction d’un moulin sur les bords de l’Isère, ce qui menaçait le statut de moulin banal de celui de Charlieu, statut qui imposait aux villageois l’obligation de l’utiliser et officialisait une source de revenus pour l’abbaye. Une crue de l’Isère détruisit la construction du seigneur de Pisançon et fit disparaître provisoirement le problème.
En 1704, une nouvelle querelle éclata entre les moines et l’abbé, à propos d’une somme abandonnée par l’abbé pour participer aux travaux de réparation de l’église de Léoncel. Elle devait rebondir encore en 1710. A propos aussi de l’affaire du moulin qui réapparut. Les moines invitèrent l’abbé, alors malade et retiré à la Part-Dieu, à contrer plus sérieusement le seigneur de Pisançon. L’abbaye dut reconnaître une réduction de l’espace desservi par son moulin de Charlieu. Les moines firent part également à l’abbé de leurs critiques devant le dépérissement des vignes de la Part-Dieu.

Le 23 juin, l’abbé fit porter par huissier aux moines une déclaration dans laquelle il les tançait à propos du manque de respect qu’ils lui manifestaient, des manquements de leur vie monastique et de leur mauvais esprit. Il attaquait plus spécialement Jean Frannçois Reymond, « syndic sans l’être régulièrement » qui avait accueilli des moines douteux. Il lui reprochait amèrement son ingratitude, le soupçonnait de contrebande de sel, l’accusait de mauvaises fréquentations, notamment d’avoir servi un ecclésiastique douteux (non nommé), ivrogne, dépensier et manquant de respect. Cette missive provoqua de nouveaux désordres dans les relations.

En novembre 1713, Balthasard Peytieu, moine digne de considération et un autre frère plus jeune Jean-François La Motte, furent pris, après la messe de douleurs vives et étranges. Le premier en mourut. La rumeur pubique diffusa l’idée d’un empoiisonnement et accusa Jean François Raymond d’avoir mis du poison dans le vin des burettes. Reymond quitta le monastère et disoarut. Une enquête fut ouverte par le procureur du Roi en la Sénéchaussée de Valence conjontement avec l’Officialité diocésaine. Averti, l’abbé général de Cîteaux intervint, déclarat que ce n’était pas à l’Officialité d’intervenir, mais à des commissaires délégués parlui-même. Reymond fut condamné « comme assassin à faire amende honorable, la corde au col, la torche à la main, à avoir les poings coupés et à être roué tout vif, ensuite jeté au feu, lui et tous ses procès et ses cendres jetées au vent ». Très bien défendu par Jean Monchinet, prieur de l’abbaye de la Chassagne qui soulignait l’absence de preuves, le moine de Léoncel ne fut pas exécuté.
La communauté monastique connaissait d’autre part des difficultés avec Jacques Reymond, albergataire de Valfanjouse. Reymond se plaignait, notamment dans une lettre à Dom Nojaret, prieur claustral de Léoncel, de l’autorisation donnée par les moines à des gens de Barbières de cultiver certains quartiers de « sa » montagne de Valfanjouse. Il parlait de « sa propriété » et se disait prêt à exhiber ses titres afin d’en faire la preuve. Il proposa même à l’abbaye de lui vendre les dites parcelles. De son côté, le prieur accusait Reymond d’empiéter sur les droits de l’abbaye en réclamant des tasches sur le domaine voisin et également cistercien de Gampaloup. Il avait en effet fait saisir des grains récoltés et déposés dans des greniers. En 1717, Reymond émit des plaintes contre le nouveau prieur Jacques Girard et contre les moines qui voulaient poursuivre un habitant de Bouvante pour coupe de bois dans une forêt dépendant de Valfanjouse. Jacques Reymond intenta un procès que les moines perdirent, en dépit du déplacement du prieur à Grenoble. On leur interdit de troubler Reymond dans la possession des bois, prés et terres dépendant de Valfanjouse sous peine d’une amende de 300 livres. Le jugement ordonnait la plantation de nouvelles limites le long du chemin de Bouvante à Léoncel par Serves, la Charge et Gampaloup, et en direction du col du Lion. Evènement assez exceptionnel : l’abbaye, du fait des habiles manoeuvres d’un bourgeois albergataire allait perdre la propriété éminente del’immense domaine de Valfanjouse. En 1721 commence un autre procès très long, à propos de la maison de la rue Farnerie à Valence, dont l’abbaye de Léoncel était albergataire et dont l’abbaye de Saint Ruf conservait la propriété éminente. Les cisterciens l’avaient « vendue » le 2 septembre 1690 à un nommé Lodier. Plusieurs fois « vendue » par la suite, elle se trouvait en 1714 entre les mains d’un nommé Rouveyre. Aucun des vendeurs successifs ne s’était acquitté des « lods » traditionnels dus au propriétaire éminent. Saint Ruf réclamait près de 6OO livres. Et Rouveyre se retourna contre Léoncel.

En 1721 encore, les moines durent faire face à un autre procès entamé contre eux par le duc de Tallard, seigneur de Saint-Nazaire qui contestait la propriété éminente de l’abbaye sur les montagnes de Musan, d’Ambel, de la Saulce et le long du ruisseau de Léoncel. Il s’agissait d’une menace très grave quant à l’avenir des revenus de l’abbaye. Les moines appelèrent à l’aide l’abbé comendataire, non sans évoqur la possibilité d’un nouveau partage du domaine. On consulta les archives, dont les chartes accordées par les dauphins de Viennois, par les comtes de Valentinois, par les seigneurs de Rochechinard. Un arrêt conventionnel du 9 août 1723 reconnut la pleine et entière propriété accordée à l’abbaye, dans le Mandement de Saint-Nazaire, depuis le voisinage immédiat du monastère (lui même installé à l’extrémité nord du Mandement d’Eygluy jusqu’à la fontaine de Passe-Baral. De plus Tallard cédait son droit de bûcherage accordé par la vieille transaction de 1343. L’abbaye se voyait également reconnaître la validité des dîmes levées et des albergements conclus et répertoriés dans les terriers dits de La Rivière (ruisseau de Léoncel) . Enfin, toujours sur le territoire du Mandement de Saint Nazaire, lui était reconnue la propriété éminente de la forêt de la Saulce, des prés, terres et paquerages de la Chaumate et de Toulau. On sait que le duc de Tallard et l’abbaye possédaient en indivision les bois de Toulau et du nord-est d’Ambel. Enfin les moines pouvaient exiger le droit de pulvérage pesant sur les troupeaux gagnant les alpages. De plus, le syndic de l’abbaye obtint à cette occasion un arrêt autorisant l’expulsion des familles qui s’étaient istallées sans autorisation dans la forêt en montagne, et la destruction de leurs huttes et chaumières, ce qui provoqua de vives réactions dans les communautés villageoises de la montagne et du versant.

Hugues Humbert de Servient disparut en octobre 1723, laissant le souvenir d’un grand seigneur, essentiellement préoccupé de ses biens et revenus. Le roi désigna alors pour le remplacer CHARLES DE BEAUPOIL DE SAINT HILAIRE (ou SAINT AULAIRE ). Il appartenait à une famille bretonne comptant nombre d’officiers et d’évêques. Orienté vers la « carrière » ecclésiastique, il était titulaire d’un doctorat de théologie. Dès 1708, il devenait abbé comendataire de l’abbaye de Saint-Jean de Falaise au diocèse de Sées. En 1715, il participait à l’Assemblée du clergé de France en tant que vicaire général de l’évêque de Périgueux. Louis XV lui envoya un brevet royal le nommant à Léoncel, mais le pape Benoît X refusa de lui adresser ses bulles d’institution canonique. Par compensation, le roi allait le nommer aumônier de la reine Marie Leszczynska en 1725, et plus tard abbé commendataire d’Obazine (diocèse de Limoges », puis de Mortemer (diocèse de Rouen), toutes deux cisterciennes. Alors Charles de Beaupoil renonça à Léoncel, en 1729. S’il avait occasionnellement résidé à la Part-Dieu, il n’avait jamais manifesté d’intérêt pour les affaires ou les préoccupations des moines.

Pendant ces années, ceux-ci avaient pourtant lutté pour conserver leurs revenus en poursuivant en justice Pierre Grangeain du Cheylard qui refusait de payer un cens et surtout le seigneur du Mandement d’Eygluy, M. de la Roque, qui prétendait avoir seul la propriété du plateau d’Ambel sur la partie relevant de sa seigneurie, les moines n’ayant, selon lui, reçu que des droits d’usage de pacage et bûcherage, progressivement transformés par eux au cours des siècles, en droits de propriété. On entreprit un long et coûteux travail de recherche dans les archives, notamment à la Cour des Comptes. Ce travail devait se prolonger jusqu’au-delà de la mort du seigneur d’Eygluy en 1738.

Leoncel Abbaye leoncel-abbaye-35.2A Valfanjouse, Jacques Reymond était parvenu à ses fins. Le 25 février 1725, dans une transaction, les deux parties reconnaissaient la validité de la limite de 1506. De plus, le syndic du monastère, le prieur claustral Jacques Girard, admettait que « le dit sieur Raymond et les siens jouissent et possèdent en toute propriété, toutes les terres, les prés, bois, hermes et bâtiments, en l’état qu’ils se composent et qui sont à la bise et à droite du chemin alla,t de Bouvante à Léoncel ». Dès lors, l’abbaye se trouve évincée de Valfanjouse. Elle allait s’opposer durement à un fils de Jacques Reymond, futur maître des Eaux et Forêts à la Maîtrise de Die, à propos d’exploitation forestière.
En effet, dans le droit fil de la Grande Ordonnance de Colbert de 1669, les forêts de l’abbaye se trouvèrent sous le contrôle des agents de l’Etat. En 1724 apparaissait la Maîtrise des Eaux et Forêts de Die. En 1726 Léoncel reçut la visite de la Commission de réformation pour la sauvegarde des forêts. Une ordonnance du 18 avril 1727 exigea la mise en réserve du quart de l’espace forestier de Comblézine et del’Epenet, les trois quarts restant devant être « réglés en coupe ordinaire de 25 ans ». Elle interdit la coupe des sapins, le défrichement et le brûlis des taillis ou broussailles, la culture sur les essarts. et le pacage du bétail en forêt comme sur les essarts. Et elle installa des gardes forestiers. Les moines avaient besoin de bois pour leurs nouvelles constructions de Léoncel et pour la scierie installée au Moulin, sur le ruisseau de Léoncel. Un arrêt du 4 février 1726 interdit aux acclésiastiques et « aux gens de mainmorte » de couper du bois dans leurs forêts sous peine d’une amende de 3000 livres. Cette interdiction fut renouvelée et nos moines ne purent faire couper le bois nécessaire qu’en octobre 1727. Il s’agissait de 200 sapins et de 176 pièces plus petites, prises à l’Epenet.

Alors que les partisans de la stricte observance, initiée par l’abbé de Rancé à l’abbaye de la Trappe, se faisaient plus nombreux, les moines de Léoncel restaient indifférents aux tentatives de réforme. En 1726, l’abbé général de Cîteaux, Dom Edmond Perrot, visita l’abbaye. Il bénit les murs des constructions nouvelles en attente de charpente. Il exhorta la communauté à se reprendre pour retrouver l’esprit des fondateurs. Mais il n’y eut pas vraiment d’écho à cet appel.

A l’annonce du renoncement de Charles de Beaupoil de Saint Hilaire, qui, toujours privé de bulles pontificales, ne fut jamais, en fait, abbé commendataire de Léoncel, Louis XV, en conflit avec Rome quant au pouvoir du roi sur l’Eglise de France, décida, dans un geste symbolique, de nommer comme abbé commendataire de Léoncel, un évêque. Ce fut celui de Valence, Alexandre Milon.

1er novembre 2011 Michel Wullschleger