VIE RELIGIEUSE A LEONCEL

leoncel-abbaye-123La Réforme grégorienne, du nom du pape Grégoire VII (1073-1085) qui en fut un de ses principaux artisans doit être comprise comme un long effort pour remettre de l’ordre dans l’organisation de l’Eglise. Il s’agit notamment d’affirmer l’autorité pontificale, de redéfinir le rôle respectif du clergé séculier et du clergé régulier, d’éliminer les abus connus sous les noms de nicolaïsme et de simonie, de réduire le népotisme et aussi de reprendre aux puissants laïcs, monarques, princes et nobles, les lieux de culte qu’ils se sont appropriés à la faveur du déclin des carolingiens, et dont ils tirent parti pour augmenter leurs revenus et leur pouvoir.

Le clergé séculier, celui qui n’est pas engagé par des vœux dans une communauté religieuse, celui des curés des paroisses et des prêtres diocésains, dirigés par les évêques et les archevêques, eux mêmes sous l’autorité du pape, s’affirme comme le groupe moteur, détenteur de la connaissance et de l’orthodoxie et seul habilité à encadrer et administrer la vie religieuse des paroisses.
Les puissants laïcs peuvent encore coopérer avec le clergé séculier, mais de façon plus indirecte que par le passé. Ils conservent néanmoins un certain contrôle du recrutement des évêques. Ces derniers sont élus par des chapitres cathédraux composés de chanoines et au sein desquels les grandes familles restent majoritaires.
En principe, les moines constituant le clergé régulier, celui des ordres religieux dont la vie est organisée par une « règle », ne doivent pas s’introduire dans la gestion ecclésiastique et dans la vie paroissiale, mais s’en tenir à leur mission qui est de solliciter par leurs prières et leurs pénitences la grâce de Dieu pour l’humanité tout entière. Cette mission fait d’eux des MEDIATEURS. Telle est la vocation du « nouveau monachisme » né dans le droit fil de cette réforme et qui tente de retrouver, dans des schémas d’organisation différents, la rigueur du monachisme primitif. Et c’est bien comme des médiateurs que les moines de Léoncel ou de Bouvante sont perçus par la population des alentours et de plus loin.

Né en 1198, dans l’esprit de la réforme grégorienne, l’ordre de Cîteaux tend à restaurer dans sa rigueur primitive la règle donnée par saint Benoît de Nursie ( vers 480-vers 547) au monastère du Mont Cassin. Cette règle organise la vie monastique en équilibrant les temps de prière et de perfectionnement intellectuel et celui du travail nécessaire à la vie matérielle quotidienne et à la subsistance de la communauté. Nous savons que les cisterciens associent des « frères convers », religieux ayant vocation à effectuer les tâches matérielles les plus lourdes et donc moins mobilisés par le service divin et le temps de prière que les « moines de chœur ou profès ».
A propos de ces « profès » cisterciens, l’historien Marcel Pacaut écrit :
« Le déroulement de la journée est rythmé par la célébration des offices à chacune des heures. Le profès se lève entre une heure et trois heures du matin suivant la saison. Aussitôt, descendant par l’escalier qui conduit du dortoir au transept, il se rend à l’église pour réciter matines et une série de psaumes ainsi que, le plus généralement et presque sans interruption, les prières des Laudes. Après le chant de prime et un temps de lecture et de méditation (lectio divina), suivi de la réunion commune (chapitre conventuel) dans la salle capitulaire où chacun avoue ses manquements à la règle (coulpe) et où l’abbé donne quelques recommandations, commence le travail manuel qui s’interrompt aux heures liturgiques (tierce avant la messe, sexte, pour la prière et pour la lecture spirituelle, sauf les dimanches et jours de fête où la matinée est davantage consacrée à la leçon méditée et coupée par une messe solennelle. C’est alors, sauf en carême, le moment du repas, vers onze heures en été, un peu plus tard en hiver. On se remet ensuite à la tâche qui, en hiver, n’est pas interrompue, car on a chanté none avant cette reprise, et dure jusqu’à cet office en été. Le labeur s’achève aux vêpres (entre cinq et six heures), c’est-à-dire à la nuit ou peu avant le crépuscule. Le repas du soir pris, les religieux chantent complies et vont se coucher.
Dans cet emploi du temps, l’accent est mis, selon l’esprit bénédictin, sur la célébration liturgique, le moine s’étant retiré du monde pour prier et, suivant l’observance cénobitique, pour le faire en commun avec ses frères à l’église, sans cependant accumuler les oraisons ni allonger les offices de manière excessive comme le font à cette époque certaines congrégations, en particulier Cluny ».

Dans leur mission d’intercession par la prière pour le salut de l’humanité, les moines cisterciens appellent en renfort Marie, reconnue « Mère de Dieu » au concile d’Ephèse. Ils participent donc au développement du culte marial, célébrant notamment son rôle de principale médiatrice auprès de Dieu. Le 11 mai 1188, Robert, archevêque de Vienne et son homonyme, évêque de Die, célèbrent la consécration de l’église abbatiale de Léoncel dédiée à Marie et à Jean Baptiste. Les siècles suivants confirment la constance de la dévotion cistercienne à Marie.

Dans le cartulaire de Léoncel, les textes émanant de la papauté et de la hiérarchie épiscopale s’avèrent quelque peu décevants en ce qui concerne la vie religieuse : ils rappellent des règles de vie monastique, évoquent les privilèges accordés au monastère et se préoccupent de définir et de garantir l’extension de son domaine temporel. Curieusement, il en va autrement, des chartes dans lesquelles des hommes et des femmes appartenant à la société civile, et pas seulement à la noblesse, font à l’abbaye des donations en terres, en droits d’usage, voire en argent. Beaucoup de ces donateurs manifestent ouvertement leur espoir d’obtenir le pardon de leurs fautes et de gagner leur salut éternel. Ils se préoccupent du « salut de leur âme », mais aussi de celui de l’âme de leurs parents et ascendants, parfois de celle de leurs descendants. Une bonne centaine de chartes , sur les 303 transcrites par Ulysse Chevalier dans son « Cartulaire de Léoncel », évoquent ce désir de sauver son âme.

Nombre de personnes des deux sexes manifestent leur volonté de bénéficier des prières des moines après leur mort …
…soit « en fondant un anniversaire » que célèbreront et honoreront les générations successives de moines. Cette fondation se matérialise par la cession de revenus d’une terre ou d’un autre bien. Ainsi en 1188 Hugues de Bourgogne, devenu dauphin de Viennois du fait de son mariage, et son épouse Béatrice, fille de Guigues V et héritière du Dauphiné, donnent un cens en froment à lever à Saint Donat pour leur salut et afin que leur anniversaire soit toujours rappelé au chapitre de Léoncel avec absolution et bénéfice des messes et prières.
…soit en « élisant sépulture » à Léoncel, c’est-à-dire en affirmant leur volonté d’être enterrées à l’abbaye, près du renfort des messes et prières des moines. Ainsi, en 1286, une charte fait connaître une clause du testament de Gueeline de Montclar. Elle élit sépulture dans le cimetière de Léoncel et fait un don pour que son anniversaire soit honoré au couvent le deuxième jour de la fête de tous les saints, perpétuellement, pour le salut de son âme et de celles de ses parents. Elle lègue pour cet anniversaire, 10 sétiers de froment de cens à prendre à Ansage, Montclar et Baix (Plan-de-Baix) et 20 sols de cens à lever à Montclar, Baix, Ansage et Gigors.
…soit en se donnant, noble ou roturier, au soir de leur vie, au monastère en tant que « donné », personne accueillie avec ses biens et vivant très près des frères convers, ou carrément en tant que convers, c’est-à-dire en devenant un religieux prononçant des vœux et s’occupant des tâches matérielles. Ainsi peut-on croiser dans les textes des nobles devenus veufs qui ont sollicité leur admission comme convers et qui rendent de grands services du fait de leur ancienne position et de leurs relations. En 1232, Lantelme, seigneur de Gigors, « de bonne et saine mémoire et en dernière volonté » se donne corps et âme à Dieu, à la bienheureuse Marie, à l’ordre de Cîteaux et plus spécialement à la maison de Léoncel. Il ajoute : « Il faut savoir que moi, Lantelme pour le salut de mon âme et de celle de mes parents, je donne, de ma part, de celle des miens et de ma descendance, et pour toujours, à Dieu, à la bienheureuse Marie et aux moines présents et futurs cinq sétiers de froment que me donnaient comme cens les Beol et les Groller de Gigors pour des terres qu’ils tiennent de moi à Trois Prés ».

1° janvier 2010, Michel Wullschleger