LA MAÎTRISE DE L’ESPACE EN PLAINE ET EN MONTAGNE AUX XII° ET XIII° SIECLES

leoncel-abbaye-126Aux XII° et XIII° siècles, les moines de Léoncel regroupèrent sous leur tutelle, tant en plaine qu’en montagne, de vastes espaces qu’ils maîtrisaient à des titres divers. Certaines de ces terres constituaient une propriété au sens que nous donnons en 2010 à ce terme. Elles provenaient de donations foncières, émanant de puissants nobles et prélats, de religieux et aussi de petites gens. Il s’agissait parfois de donations pures et simples, souvent qualifiées d’ « aumônes » D’autres traduisaient la volonté du donateur de s’assurer une contrepartie spirituelle sous la forme de prières pour le salut de l’âme et celle des membres de sa famille ou pour sa protection au cours d’un pèlerinage ou d’une croisade. D’autres encore manifestaient la volonté de se faire pardonner un dommage causé à l’abbaye. Mais nombreuses furent aussi les terres acquises par les moines moyennant une contrepartie financière. En tout cas l’historien doit toujours s’interroger sur le sens des mots don, donner et donation, ou encore céder et cession, utilisés dans les chartes et chercher à bien comprendre le contexte.

D’autres espaces dérivaient de la cession, gratuite ou moyennant versement d’un droit d’entrée, d’un cens, voire de la dîme, de simples droits d’usage sur des pâturages (parfois selon un calendrier permettant de préserver la récolte de foin), sur des zones de parcours pour les troupeaux., et parfois en forêt, ou de cession de terres à exploiter. A propos de la dîme, ils n’échappèrent pas à des conflits sur des terres « cédées » par d’autres religieux qui exigeaient son paiement, alors que la Papauté en avait exempté l’ordre de Cîteaux. Il est arrivé que nos moines fassent l’effort de racheter ces droits ou parviennent à faire transformer la dîme en cens . Il est arrivé aussi, comme ce fut le cas pour une bonne partie d’un vaste territoire cédé par Lambert de Flandènes en 1173 (du col de Biou au col d’Omblèze –futur col de la Bataille — au Chaffal et au col de Tourniol), que l’ancien propriétaire renonce (en l’occurrence en 1199) aux cens dus par les moines qui sont ainsi devinrent ipso facto propriétaires au sens moderne. En tout cas, au cours des siècles, l’abbaye parvint, de façon plus ou moins précoce,,à profiter de crises, de procès, d’accords amiables aussi, pour faire admettre et reconnaître sa prop riété sur des terres pour lesquelles elle avait à l’origine acquitté des droits féodaux, ou même simplement bénéficié de droits d’usage.

leoncel-abbaye-226Enfin ils sollicitèrent l’utilisation de terres, en acceptant le cadre du contrat de droit féodal nommé assez tôt « albergement » dans notre Dauphiné , comme en Savoie, Franche Comté et dans une partie de la Suisse. Il dérivait, en se perfectionnant progressivement, de l’ancien système de la censive (terre cédée par le seigneur à une famille paysanne pour sa subsistance, moyennant redevances en argent, en nature et/ou en travail). Les moines eux-mêmes, comme le soulignent déjà plusieurs chartes du XIII° siècle allaient à leur tour « alberger » certaines de leurs terres. Compte tenu de son évolution nous remettons l’analyse de ce contrat à notre prochain texte, , consacrée aux mutations que connût l’abbaye de la seconde moitié du XIII° siècle à la première moitié du XV°.

Dans un premier temps, les espaces réellement possédés par l’abbaye nous sont connus grâce aux bulles pontificales d’Alexandre III en 1165 et 1176, et d’Innocent III en 1201, ainsi qu’au diplôme délivré par l’empereur Frédéric I° Barberousse, en 1178. Les moines les mettaient en valeur dans le cadre du faire-valoir direct et dans celui d’une « ECONOMIE GRANGIERE » Les « GRANGES » étaient autant d’exploitations agricoles largement confiées aux frères convers qui pratiquaient la polyculture et l’élevage. Il existait des granges spécialisées dans la viticulture, dites alors CELLIERS dans lesquels, à l’évidence, dans un souci d’autarcie, les moines pouvaient mettre en oeuvre, en complément, une culture potagère et des formes d’élevage sur de plus modestes espaces.

leoncel-abbaye-326EN MONTAGNE, les textes citent la grange de Léoncel, toute proche de l’abbaye ( parfois dite autrefois « la grandgrange » et aujourd’hui encore « La grange ») et celle de Combe Chaude, située à l’ouest du monastère sur un plateau karstique qui, à plus de 1000 mètres d’altitude domine la combe de Peyrus. Ici, Les moines avaient provoqué le déguerpissement de la communauté paysanne du village de Saint-Roman, pour mieux tirer partie de parcours pour le bétail et surtout de la longue doline dite Combe Chaude propice à la culture céréalière. Dans les quatre textes indiqués, ci-dessus Valfanjouse est cité comme un si ple lieu d’implantation. Mais une charte de 1192 et une annotation au dos d’une charte également originale de 1257 montrent que les moines la considéraient eux-mêmes comme une grange.
Les textes antérieurs à 1202 situent SUR LES PIEDMONTS sud et ouest du Vercors, les celliers de Saint-Julien et de Peyrus. Le premier occupait un espace destiné à devenir un important vignoble aisément relié à l’abbaye par un vieux chemin muletier, et aussi, à partir du XIV° siècle, un quartier du futur Beaufort sur Gervanne. Le second se situait au village de Peyrus dont les collines propices à la viticulture étaient relativement proches de plusieurs granges du bas pays. .
DANS LA PLAINE de Valence les chartes annoncent la création successive des granges de Parlanges, à l’ouest de Chabeuil, (dès 1150), du Conier au Mandement d’Alixan, de Lens, aujourd’hui Lens Lestang, en Valloire tout au nord de l’actuel département de la Drôme, puis celle de la Voulpe, à nouveau au Mandement d’Alixan, enfin , après la fusion en 1194 avec l’abbaye d’une communauté religieuse que nous avons évoquée, celle très importante de la Part-Dieu, au mandement de Pizançon.

Cette économie grangière fut une réussite économique, avec l’élevage et l’agriculture des moines qui devinrent des sortes de modèles. Elle donna aux cisterciens des moyens importants pour achever leur installation en montagne, notamment pour transformer leur église abbatiale, mais aussi pour étendre de façon quelque peu démesurée leur maîtrise territoriale.
leoncel-abbaye-426Hors des granges, les moines multiplièrent des implantations de nature diverse dans des secteurs forestiers ou boisés, dans des zones de culture, sur des alpages, à proximité de terrains de parcours. Dans les bulles et le diplôme cités, on découvre Momont près du col d’Anse au-dessus d’Ansage, Charchauve sur le vieux chemin muletier entre Royans et vallée de la Drôme, la Chauméane sur le plateau de Combovin, la terre de Bierin au Mandement de Chabeuil, le col de Biou, la montagne de Musan entre la vallée du Ruisseau de Léoncel et les combes de Peyrus et de Saint-Genis, le territoire de Saint Roman près de Combe Chaude, des pâturages sur le plateau d’Ambel. On notera a la volonté de contrôler des cols et des itinéraires. D’autres textes de la fin du XII° siècle évoquent les pâtures de Châteauneuf sur es bords de l’Isère , et une implantation importante à Montmeyran.

Au cours du XIII° siècle, les moines de Léoncel maîtrisant toujours plus d’espace accrurent encore leur potentiel économique notamment autour des POLES CISTERCIENS que constituaient les GRANGES. Ils transformèrent le territoire de Saint-Martin d’Almenc en une grange supplémentaire. Il est possible aussi que Tanney-Rochefort , entre la Voulpe et La Part-Dieu ait connu ce type d’exploitation puisqu’il est question dans un texte d’une « grange de Tanney ». En montagne se déroulait, selon plus de 26 chartes échelonnées sur un siècle, tout un processus qui conduisait lentement, mais sûrement à la maîtrise de la plus grande partie du plateau d’Ambel, alpage et forêt que les moines convoitaient , semble-t-il, depuis leur arrivée à Léoncel. Le val de Léoncel, au nord et au sud de l’abbaye, faisait aussi l’objet d’initiatives des cisterciens..

A des degrés divers, LES MANDEMENTS concernés par ces implantations étaient en plaine ceux de Chabeuil, Alixan, Charpey, Valence, Châteauneuf sur Isère, Pizançon, Barbières, Marches, et, beaucoup plus loin , Moras . Celui de Châteaudouble assurait la liaison entre la plaine et la montagne, où l’abbaye était présente dans les Mandements de Gigors et de Baix (Plan-de-Baix) et surtout dans ceux d’Eygluy et de Saint Nazaire qui se succédaient, du sud au nord, de l’extrémité du Diois à la Bourne, Celui d’Eygluy incorporait le creux du Pêcher, la plaine d’altitude étirée de la Vacherie à Léoncel, la moitié du plateau de la Saulce, la combe d’Omblèze et la plus grande partie du plateau d’Ambel. Fortement amputé au profit des chartreux de Bouvante et des seigneurs de Rochechinard, le Mandement de Saint Nazaire associait encore une partie du bassin du Royans, le plateau de l’Echarasson, les montagnes de Musan et de Toulau, les plateaux de Valfanjouse, de la Charge, de l’Echaillon, enfin la moitié nord de la Saulce et le nord ouest d’Ambel.

Un tel développement de l’espace cistercien,(voir les cartes du 1° février 2009) ainsi que l’évolution sociale et économique ambiante ne pouvaient que conduire à des MUTATIONS importantes dans la vie, l’organisation, le fonctionnement et les relations du monastère primitif.

Le 1° mars 2010 Michel Wullschleger.