En 1144, sept ans après la création de l’ abbaye cistercienne de Léoncel, une chartreuse, dite « du Val Sainte Marie de Bouvante », trouvait place dans une petite combe creusée par les affluents du Chaillard au flanc d’un mont jalonné par la Rochette et le Serre de Pélandré, et dominant la partie nord du large val de Saint-Jean en Royans.et de Bouvante-le-Bas. Alors que depuis 1169-1173, les cisterciens progressaient par le jeu des donations en direction du col de la Bataille (alors nommé dans les textes « col d’Omblèze ») et de l’alpage d’Ambel, les chartreux firent l’objet en 1189-90 d’une très importante donation qui les installa au contact même des moines de Léoncel.
Cette donation émanait du monastère bénédictin de Saint-Bénigne de Dijon qui administrait l’église et la paroisse de Saint-Pierre de Bouvante installée dns la vaste combe de Bouvante le Haut. L’abbé de Saint-Bénigne restituait l’église de Saint-Pierre de Bouvante et tous ses droits spirituels à Robert, évêque de Die, et, moyennant 112 marcs d’argent, cédait à la chartreuse ses autres possessions et droits, ainsi qu’une vigne à Oriol. Quelques jours plus tard, l’évêque de Die concédait aux moines du Val Sainte-Marie l’institution du prêtre de l’église de Bouvante, sous condition de le lui présenter et de pourvoir à ses beso ins. Les chartreux devaient offrir au prélat une livre d’encens chaque année à la cathédrale de Die. Le comte de Valentinois, favorisa la transaction en fournissant aux chartreux une monnaie d’échange, en l’occurrence ses propres droits comtaux sur le prieuré fondé par Saint-Bénigne à Montmeyran dans la plaine de Valence. Dans un « bref » du 21 juillet 1190, le pape Clément III approuva le transfert de la paroisse et l’autorité des chartreux .
Dès 1189, à l’annonce de la donation, une véritable crise éclata entre les deux monastères voisins. Elle dérivait de la rencontre de deux processus d’expansion à la recherche de pâturages d’été et de richesses forestières, complément essentiel des pratiques agricoles. Sans que le nom d’Ambel ait été avancé, on peut estimer que le haut plateau herbager et forestier se trouvait au cœur du problème. Le monde ecclésiastique alentour se mobilisa pour qu’une « sentence arbitrale » mette fin à la crise. Un premier accord fut élaboré le 25 septembre 1190 lors d’un important rassemblement devant l’église de Saint-Martin le Colonel. Epaulés par deux experts en droit, les arbitres choisis c’est-à-dire les abbés cisterciens d’Aiguebelle et de Valmagne, les prieurs chartreux des Ecouges et de Sylve Bénite et le prieur augustinien de Saint-Médard, proposèrent une sorte de partage qui laissait le champ libre aux cisterciens de Léoncel sur Ambel et limitait la poussée méridionale des chartreux du Val Sainte-Marie :« Il fut déclaré que les frères du Val Sainte possèderaient à perpétuité et en toute tranquillité la vallée de Bouvante depuis la crête du Mont Supérieur, le long des prés à faucher, jusqu’au col d’Omblèze, au Pas de la Charge, puis en descendant, à la Lyonne, et aussi le manse d’Odon Jean, Mont Fleuri, Lente ; et que les moines de Léoncel posséderaient pour toujours tout ce qui! du sommet de la même montagne, regarde vers leur monastère ». Au nom des deux communautés monastiques, Jean, prieur du Val Sainte-Marie, et Pierre de Néronde, abbé de Léoncel acceptèrent cette limite. Les cisterciens recevaient 400 sols viennois (soit 20 livres ou encore la valeur d’une centaine de moutons).
Mais les moines de Léoncel qui n’avaient pas assisté à la cérémonie de Saint-Martin le Colonel refusèrent d’entériner l’accord accepté par leur abbé. Une deuxième rencontre s’organisa au col de Biou le 27 mai 1192 en présence, notamment, de l’évêque de Die et de l’abbé de Bonnevaux . Les chartreux ajoutèrent 200 sols aux 400 déjà versés. L’abbé de Léoncel et le prieur du Val Sainte-Marie affirmèrent que l’accord devait être perpétuel. Et, de fait, s’il y eut encore de rares différends, on retiendra plutôt la conclusion d’un accord amical dès 1196 autorisant la traversée du territoire cistercien par les troupeaux cartusiens.
Cet accord, dont le volet financier suscite quelque perplexité, consacrait la constitution d’un vaste espace « monastique » dans la partie sud-ouest du massif que nous appelons désormais le Vercors. Les limites entre les deux domaines monastiques du côté d’Ambel allaient se fixer le long des crêtes septentrionales de Toulau, des Rochers de la Truite, puis du Pas de l’Aubasse au Pas de la Ferrière. Les chartreux allaient bénéficier plus tard d’une confirmation donnée sous la forme d’une patente accordée par le dauphin Humbert II en 1345. Elle consacra leur seigneurie sur un vaste « Mandement des chartreux ». Pour leur part, les abbés de Léoncel durent composer avec les seigneurs des Mandements d’Eygluy et de Saint-Nazaire. Mais ils étaient par ailleurs solidement implantés dans nombre d’autres mandements de la plaine ( dont ceux d’Alixan, Pizançon, Chabeuil et Valence) ou de la montagne (comme ceux de Mont-clar-Beaufort, de Châteaudouble ou de Gigors).
1° septembre 2009, Michel WULLSCHLEGER.