L’église abbatiale de Léoncel. L’archéologie monumentale pour une nouvelle lecture des élévations

Joëlle Tardieu, « L’église abbatiale de Léoncel. L’archéologie monumentale pour une nouvelle lecture des élévations », dans Léoncel, espace cistercien, Colloque d’août 1993, Valence, 1994 (Les Cahiers de Léoncel, 10), p. 76-89.

L’église abbatiale de Léoncel étant le vestige le plus important qui nous soit parvenu dans le cadre de l’étude globale menée par les Amis de Léoncel, son étude architecturale s’imposait. Nous nous sommes intéressé à ce sujet à plusieurs reprises dans des articles à ce jour anciens (Tardieu 1980,1982,1991). Aujourd’hui la réflexion de l’archéologue fait souvent appel aux études d’élévations et il devient de plus en plus évident qu’il ne peut y avoir compréhension du sous-sol et des structures sans une étude préalable du bâti. Les techniques d’analyse s’affinent et il est devenu possible de lire avec précision les phases qui se sont succédé durant la construction d’un édifice et de comprendre comment celui-ci fut élevé. Ce type d’analyse a été appliqué aux élévations de l’église abbatiale de Léoncel et il a permis d’en préciser la chronologie relative.

I. Etat de la question antérieurement

Lors des précédentes études, trois campagnes de construction avaient été décelées: au premier édifice, alors à nef unique, appartenait l’abside, les deux absidioles couvertes d’un cul de four, les croisillons du transept voûtés en berceau, la coupole de la croisée montée sur trompes et les deux portes en plein cintre qui donnaient alors accès sur l’extérieur. Cet ensemble était daté de la deuxième moitié du XIIe siècle.

Dans une deuxième campagne, l’église était agrandie. A 1a nef élargie étaient accolés deux collatéraux. Le mur de façade sur son parement interne appartenait à cet état.

La nef centrale et les bas-côtés étaient voûtés dans un troisième état, l’élévation se faisant en deux temps: les grandes arcades, puis les voûtes.

A ces trois campagnes, il fallait ajouter des réaménagements et reconstructions aux XVIe siècle (entrée du cloître et porte occidentale), XVIIIe (coupole, oculus et façade occidentale, contreforts nord et reconstruction des bâtiments monastiques) et début du XIXe siècle.

II. Description des élévations

II -1. L’enveloppe extérieure

II – 1 – 1. Dans le mur gouttereau du bas-côté sud, trois états se marquent par leur différence de traitement. La partie occidentale qui fait retour sur la façade est rhabillée avec des éléments anciens: des pierres taillées au ciseau à arêtes ciselées et des pierres ciselées au bossage piqueté à la broche portant sur leur face interne des arêtes d’accrochages (arêtes de poisson). Après un coup de sabre très mar­qué dans la partie centrale, le parement remploie des moellons cali­brés, taillés au ciseau ou layés, mais la mise en œuvre est de qualité médiocre. Enfin, dans la partie orientale, les moellons sont simple­ment éclatés et noyés dans un enduit à « pierres vues ». Le mur ici est maçonné et non appareillé.

II – 1 – 2. La façade occidentale semble être plus homogè­ne. Mais les angles sont repris et viennent se greffer sur une façade antérieure, le portail central est un reperçage et l’unique contrefort nord est d’origine. Les « trous de boulin » sont de très petites dimensions (6,5/7 cm ht, 7/9, 8/9 cm). Tous du type « pierre échancrée », ils ne sont pas traversants. Le premier niveau se situe à environ 0,80 m du sol actuel, il y a 1,02 m entre les platelages. Leur trame est régulière, jus­qu’au bandeau à partir duquel ils se décalent pour la construction de la fenêtre et la pose des verrières. Autour de celle-ci, ils sont moins réguliers. Il semblerait que la façade ait été élevée depuis un écha­faudage à plateaux parallèles au mur, simplement attaché par des filins bloqués dans ces trous, sans employer le procédé traditionnel des boulins.

Dans la porte du bas-côté nord (dite « porte des morts »), les piédroits sont d’origine. Le linteau plat est un remontage puisque au-­dessus les lits sont mal assisés et qu’il y a un rattrapage. Il est soute­nu par des corbeaux moulurés qui ont été totalement grugés. Dans le piédroit nord, des traces d’un arrachement avec des pierres en atten­te indiquent un retour vers l’ouest. La tradition orale rapporte l’exis­tence ici d’une ouverture donnant accès au cimetière. L’angle nord-­ouest est très remanié: un bandeau court sur la façade et s’arrête avant l’angle. Dans un premier temps, le bas-côté nord pouvait être moins large (environ 3,70 m). La présence de corbeaux laisse supposer qu’il ouvrait sur un espace abrité qui allait au moins jusqu’au contre­fort, sorte d’auvent donnant accès au cimetière.

La partie centrale de la façade est percée d’une fenêtre axiale, grande baie à fines colonnetttes et à faible ébrasement externe, comparable à celles décrites par G. Barruol dans le Dauphiné roman (Barruol 1992). Plus grande que celles des bas-côtés, elle res­pecte les proportions de la nef plus élancée. On retrouve le même ban­deau qui court jusqu’au piédroit de la fenêtre méridionale. Dans cette partie les corbeaux sont implantés sur la même assise de chaque côté de la porte. Lorsqu’ils ont disparu, la pierre porte la trace du grugeage sur une dimension identique à la largeur du corbeau conservé. Mais on n’est pas au même niveau que sur le bas-côté nord où ceux-ci ont été replacés lors du remontage de la partie haute. Il devait néanmoins exister une circulation abritée en façade. Le deuxième contrefort n’a jamais été prévu car les trous de boulins seraient pris derrière. Par contre, l’accrochage du contrefort plat latéral est visible sur le retour en façade: il est piqueté à la broche.

Au sud, dans les parties basses, différents coups de sabre laissent entrevoir des remaniements: le premier se situe à 1,05 m de l’angle sud-ouest et le parement fait alors retour et fonctionne avec le rhabillage observé sur le mur gouttereau méridional. Une seconde zone décelable par l’emploi des pierres à ciselure périphérique et bossage piqueté à la broche se développe jusqu’au piédroit de la porte qui vers le sud présente une attente.

La porte méridionale (dite « porte des vivants ») est décentrée par rapport à l’ensemble de la façade. Est-ce dû à la présence de la clôture monastique qui s’avançait en façade dans cette partie? Elle est par ailleurs à l’aplomb de la retombée du mur de nef, ce qui est particulièrement osé pour la prise en charges de la voûte. Le piédroit appareillé en carreau-boutisse est totalement intégré à la façade. L’arc en plein cintre semble avoir été en partie remonté et le tympan plein est rapporté. Le linteau plat est ici aussi soutenu par des corbeaux dont on peut restituer le profil (bandeau et doucine droite). Le bandeau s’arrête au niveau du rhabillage en pierres de taille ciselées, à 2,33 m de l’angle sud. Il peut être restitué sur les deux pierres suivantes où il a été grugé. Si l’on compare l’attente méridionale, plus large dans la partie basse, et l’implantation du piédroit nord, on a deux collages aux deux extrémités de la façade de 1,60 m chacun. Les bas-côtés ont-ils été doublés sur 1,60 m avant que les angles ne soient repris?

La partie supérieure de la façade est symétrique: les deux petites fenêtres sont équidistantes de celle de la nef et elles présentent la même implantation sur le mur de façade par rapport à l’aplomb du mur de nef. Les assises entre le bas-côté nord et la façade se suivent correctement. Il y a une très grande régularité à l’extérieur que l’on ne
retrouvera pas à l’intérieur. La façade extérieure est donc d’une même campagne et d’un même programme.

II – 1 – 3. Le bas-côté nord: les pierres à bosses sont utilisées en parement dans les parties basses et sur les contreforts qui semblent être contemporains. L’emploi de cette technique du bossage en réserve est certainement lié au fait que ce parement est particulièrement exposé aux intempéries. La première travée orientale possède une attente liée au mur occidental du transept qui présente une orientation qui tend vers le nord-ouest. Lors du ragréage, le mur prend du ventre pour se réorienter vers le sud-est. Une surélévation postérieure correspond au voûtement du bas-côté.

II – l – 4. Le chevet: l’angle nord-est du transept nord vient se coller contre les parties basses de l’absidiole nord. Toutes les parties semi-circulaires sont en petit appareil de moellons. Les angles des pans coupés de l’abside sont tous appareillés. Les pierres d’angle présentent un cadre ciselé. La fenêtre axiale est encore d’origine mais les parements semblent avoir été tous remontés. Le mur du croisillon sud est totalement remonté, ainsi que le parement de l’absidiole sud. Ce remontage est un collage qui s’avance de 54 cm sur l’alignement des bâtiments monastiques.

II – 2. L’élévation intérieure

II – 2 – 1. Reprise de l’analyse des parties jugées précédemment primitives
Le parement en pierre de taille de l’abside n’est d’origine qu’entre la fenêtre nord et la fenêtre axiale. Ces dernières descendaient plus bas. Il reste au nord un lavabo en pierre de taille. Au sud, une petite niche est liée au piédroit de la fenêtre. La seconde, de dimensions supérieures, est totalement reprise à la gradine et elle n’est pas alignée avec la pile de la croisée: la grande piscine est contemporaine des parties reprises à la gradine et fonctionne avec une reprise en sous-œuvre de la pile nord-est.

A l’intérieur des absidioles, les parties basses, les parties porteuses (angle de la croisée, arc du cul de four) sont en pierres de taille (la taille au ciseau est généralisée). Un lavabo est situé à 38 cm du sol actuel. Tout le reste de l’élévation n’est que de la maçonnerie destinée à être enduite. Sommes-nous en face d’un remontage à l’économie ou bien d’une technique plus économique de construction où seules les parties porteuses seraient appareillées par des tailleurs de pierre, le reste n’étant plus que du remplissage pour lequel il est possible de faire appel à une main-d’œuvre moins qualifiée?

Le croisillon nord du transept est élevé en un moyen appareil taillé. L’angle nord-ouest est totalement remonté. L’aplomb n’a pas été respecté lors de la construction. Cette partie vient se plaquer contre la chaîne d’angle de la pile de la croisée au moyen de calages. Enfin, le mur nord du croisillon est bouchardé en sous-œuvre. Il n’y a aucun trou de boulin dans cette partie. La porte donnant accès au collatéral nord, ou « porte des morts » de la première église à nef unique, a le même type de moulure que celle en façade.

Dans le croisillon sud du transept, on fait les mêmes remarques mais ici l’emploi du grain d’orge est plus fréquent dans le moyen appareil des parties basses. Seules les parties porteuses sont appareillées par des tailleurs de pierre: elle comprennent les piles en moyen appareil, les retombées et l’arc au nu de celui-ci, les parties basses et la porte dite « des vivants » de l’église primitive. Son écoinçon a été monté après la pile. Les pierres de la pile, restées en attente, ont été grugées pour permettre l’accrochage. Mais dans les parties basses les lits de moyen appareil se suivent bien. A l’ouest, ce moyen appareil se termine par une attente: après, le reste n’est plus que du remplissage en maçonnerie. Si l’on retrouve la même différence dans la qualité du traitement que dans le croisillon nord, il semblerait bien ici que l’on soit en face d’un remontage fait à l’économie. Ces maçonneries étaient enduites et une comparaison des mortiers serait à effectuer.

Dans le passage vers le bas-côté sud, le moyen appareil se suit jusqu’à une arête d’angle dans la partie basse sur une longueur de 1,48 m. Cette dimension est en fait celle de l’épaisseur des murs et de l’ébrasement de la porte. Cette épaisseur correspond dans la nef centrale au niveau du premier coup de sabre: on aurait donc bien ici un arrêt de chantier. Le doublage occidental est contemporain de la pose du linteau de la « porte des morts » de la façade. Il vient en parement se happer avec un moyen appareil au grain d’orge qui était en attente.

La croisée du transept n’est pas régulière. Les piles ont un entraxe d’une dimension supérieure côté nef. Est-ce le résultat de deux constructions différentes? Les piles occidentales et le biseau qu’elles reçoivent sont contemporains du parement ouest du croisillon du transept. Dans le bas-côté nord, le mur et le retour de la pile de la croisée viennent rhabiller le mur ouvert pour la « porte des morts ». La pile dans son état actuel est donc plus large que le mur du croisillon dont elle est par ailleurs contemporaine.

Les piles de la croisée, jusqu’au coup de sabre qui déterminait l’arrêt de chantier du premier édifice, semblent être, en chronologie relative, les parties les plus anciennes. Il faut néanmoins nuancer cette impression car le placage des portes « des vivants » et « des morts » vient s’aligner sur le retour qu’elles opèrent derrière les grandes arcades. Dans le bas-côté nord, la pile de la croisée est en attente. Un ragréage est fait avant l’installation de la porte à linteau plat. Des traces de reprise à la gradine sont visibles dans le rhabillage. Seules les portes plein-cintre sont anciennes. Cette pile présente dans un second état un rhabillage qui monte jusqu’à l’attente horizontale, visible au niveau des fenêtres. Il semblerait qu’à l’issue de ces deux états, lors de l’installation des grandes retombées, la pile ne soit construite que du côté nef.

Dans la coupole, les panneaux se répartissent 3 par 3, face à face. Les deux panneaux axiaux sont plus larges et c’est dans l’un d’entre eux qu’est percé l’oculus. Celui-ci est en pénétration et construit selon le procédé bien connu au XVIIIe siècle de la voûte plate. Tous les lits de pierres se correspondent, même avec l’oculus: tout est donc contemporain. Dans le tambour, sur sa face nord, les assises s’alignent. Mais dans sa face sud, la fenêtre est percée après coup (coup de sabre, calages et rattrapages). Elle est contemporaine de l’édification de la coupole. Les trois corbeaux méridionaux présentent des moulures qui pourraient bien être romanes mais les trompes qui leur corres­pondent démarrent une assise plus haut que celles situées au nord. Il y a donc deux phases de construction dans le tambour qui sont à dis­socier toutes deux de l’édification de la coupole elle-même et de l’oculus.

II – 2 – 2. Le mur diaphragme: la toiture de ce qui fut le pre­mier édifice était plus basse que la voûte actuelle. Les lits sous le solin marquant cette toiture, correspondent à ceux qui se situent au-dessus de lui: on a donc ici la souche d’un premier clocher en petit appareil mais sa qualité n’a rien de comparable avec les moellons calibrés des parties basses du chevet. La surélévation de cette première partie utilise des moellons d’un module supérieur: le clocher ancien était donc arasé lors de la surélévation pour le clocher de l’église voûtée d’ogives. L’arc diaphragme actuel vient dans un second temps et il fonctionne avec le voûtement : un rattrapage raccorde le doubleau au mur portant le solin. Il était prévu de doubler le parement de la souche du clocher jusqu’à l’intrados du doubleau, ce qui aurait masqué le solin. Mais cela n’a pas été réalisé. Une attente est bien marquée au niveau du tailloir du biseau. On peut donc restituer et proposer la chronologie relative suivante:

1- la montée de la pile et du biseau qui sont contemporains du croisillon du transept,

2- montage de l’arc et de la colonne engagée, le doublage étant prévu, jusqu’au chapiteau,

3- installation du mur de nef et chapiteau de la colonne engagée.

II – 2 – 3. Analyse de la nef de l’ancien Etat II – L’implantation au sol des constructions: toutes les piles font 1 m / l m. Si c’est très régulier, cette dimension est étrange pour le Moyen Âge. Si elles s’alignent et semblent bien être de la même phase, elles ne le sont pas avec le pilastre qui est contre la façade occi­dentale sud et la retombée du double rouleau n’était pas prévue en faça­de. La jonction entre la grande arcade nord et le parement interne de la façade s’effectue bien et on a à l’extérieur un contrefort. Au sud, il n’y a pas de contrefort externe et la retombée de l’arc est décalée par rapport à l’alignement: le côté sud a certainement été élevé en premier et l’on a rectifié lors de l’édification de la grande arcade nord. Il sem­blerait que l’on ait une première orientation sud-ouest, différente de celle retenue lors de l’implantation des piles carrées.

Sur le parement interne de la façade, on a une distance de 2,32 m depuis l’intérieur de l’arc de décharge latéral du mur gouttereau sud au piédroit sud de la porte bouchée. A l’extérieur, cette même dis­tance de 2,32 m nous met dans le deuxième collage, avant le remailla­ge de l’angle. D’autre part, à quatre assises au-dessus du portail occidental, un réalignement dans la façade se lit et s’aligne au niveau des retombées des culots.

Le mur de nef méridional présente une élévation à deux étages: les grandes arcades du rez-de-chaussée qui ouvrent sur les bas-côtés et l’étage des claires-voies percé de fenêtres identiques à celles de la façade qui se répartissent régulièrement dans les travées délimitées à l’extérieur par des contreforts plats. A l’intérieur les seuls trous de boulins visibles sont tous à la base des ouvertures et sous le tailloir du chapiteau. Ils correspondent à la pose des cintres pour l’arc de la fenêtre. C’est une technique de construction traditionnelle à l’époque médiévale: l’échafaudage est renforcé au niveau des ouvertures par un platelage indépendant, destiné à stocker les claveaux prêts à la pose et à l’installation des vitraux. Mais, à Léoncel, on ne les retrouve pas dans toutes les travées.

Deux travées sont à isoler: la première travée orientale et la travée occidentale. Dans la première, le coup de sabre de l’intérieur est visible à l’extérieur. On a donc bien un arrêt net des travaux, celui qui était dans les études précédentes retenu comme étant un changement d’état et de programme. Mais si la première travée est à isoler, elle est architecturalement et stylistiquement identique aux autres. On pourrait donc l’imaginer contemporaine et il ne s’agirait alors que d’une simple tranche de travaux à isoler. La travée occidentale est aveugle: elle correspond à l’extérieur aux parties piquetées à la broche. Les pierres à assemblage au plomb remployées en parement pourraient fort bien provenir des carreaux-boutisses des contreforts.

Elévation et voûtement : les colonnes engagées ne retombent pas au centre des écoinçons des grandes arcades. A l’extérieur elles correspondent aux contreforts plats. Par ailleurs, si les arcs en trois-quart de rond des voûtes des bas-côtés sont mieux axés dans les écoinçons des grandes arcades, ils ne retombent pas de façon régulière dans les écoinçons des arcatures aveugles des murs gouttereaux. Tous ces éléments discordants ne peuvent pas être contemporains et ce décalage pourrait être le signe de deux temps distincts dans la construction.

L’étude des appareils et de la mise en œuvre nous apporte déjà quelques indications: les deux travées occidentales méridionales où les lits se suivent semblent avoir été montées en même temps. Dans les trois travées sud-est, les arcs des grandes arcades retombent sur les piles: à ce niveau, le calepinage est le suivant: un claveau commun, puis trois autres qui se scindent et amorcent la séparation. Plus on progresse vers l’ouest, plus l’écart au niveau des quatrièmes claveaux est large car il y a un pendage à rattraper. Le plus étonnant est le fait que les bases des colonnettes engagées sont détourées par des coups de sabre. Il semble que l’on ait construit jusqu’au niveau des fenêtres et qu’il y ait eu un arrêt et une reprise nécessitée par un changement de programme dans le voûtement. Les trois piles et leurs grandes arcades étant posées, on intègre les bases et les colonnes engagées sur deux tronçons. C’est dans un troisième temps que l’on monte l’étage des fenêtres. L’analyse est la même sur l’élévation nord. Dans la troisiè­me travée méridionale, un coup de sabre est visible au-dessus de la clef de l’arc : il y a un arrêt dans la construction au milieu du mur après avoir monté deux assises. Puis il y a une reprise qui comprend le niveau des fenêtres et les deux travées occidentales. A partir de ce dernier acci­dent, tous les lits se correspondent.

II – 2 – 4. Un pendage important est rattrapé lors du mon­tage des arcatures aveugles dans les bas-côtés sud. Dans le premier écoinçon oriental, un rattrapage s’effectue par la présence d’un lit supplémentaire biseauté destiné à recevoir le corbeau. La construction de l’arcature aveugle se serait faite d’ouest en est. Plus on avance vers l’ouest, plus ce pendage est dissimulé. Mais une assise supplé­mentaire est montée sur la clef de l’arc avant la pose du cordon. Les deux premières travées sont contemporaines, puis il s’est opéré un rat­trapage beaucoup mieux maîtrisé. C’est donc une remise à niveau qui a été réalisée avant la pose du cordon et l’installation de la voûte. Dans le bas-côté nord, le cordon retaille les claveaux des trois arcs orientaux. Au quatrième, un seul claveau est touché, au cinquième apparaît le lit supplémentaire.

III – Interprétation

III – 1. Apport des textes:

Des recherches non exhaustives opérées dans le fond de documents conservés aux Archives départementales de la Drôme laissent apparaître des reconstructions parfois importantes sur plusieurs siècles.

Dans un inventaire de 1750 (1H 684, aujourd’hui 1H 686), J. de Font-Réaulx (Font-Réaulx 1927) a relevé dans un texte de 1588 que sous l’abbé Guillaume Rambert, élu en 1528, ont été faits des travaux de construction et de restauration : « Chorum novum (fieri fecit) ». Il en concluait alors que le chœur, les bras du transept et les absides auraient été reprises en sous-œuvre. « In altarique beati Michaelis et turbina (ou tribuna, ce qui serait l’accès au monastère) desuper novas reparaciones fierit feci« : l’autel principal étant dédié à la Vierge et à saint Jean-Baptiste, celui dédié à saint Michel serait pour lui dans le bras sud du transept. « Et fontem Leone per meatus subterraneos… »: Guillaume Rambert a dû apporter par une conduite souterraine l’eau de la rivière qui est au levant du monastère. Enfin le texte mentionne la découverte lors de ces travaux d’un trésor monétaire daté de la fin du XIVe s., caché dans un mur. Ce type de dépôt est habituel en période de troubles.
Dans une « lettre de frère Rodon, supérieur commissaire » (1H 755 bis, Correspondance avec Cîteaux), datée du 6 juillet 1781, il est mentionné d’une part la présence de caves et de greniers; on lit d’autre part: « L’église et la sacristie ont été entièrement rétablies pendant le temps que Don Poncelius a administré la maison, il a fait élever et paver en pierres plates les chœurs de l’église pour la garantir de l’humidité… les toits de l’église et de toute la maison ont été réparés pendant son administration…  »
Au XVIIe s., dans un inventaire des années 1631-1649 (1JH 751), on trouve une description de l’église et des bâtiments: elle possède un autel neuf et, très humide, elle a été blanchie et couverte de tuiles.
Le dépouillement des comptes et quittances du XVIIIe s., conservés dans la série H, nous indique la construction d’un bâtiment neuf (1 H 750: dépenses de l’année 1743 à 1747) avec un salon (dépenses de l’année 1750) et une chambre à deux lits (dépenses de l’année 1773), des aménagements intérieurs pour les appartements, la réfection de celui du prieur (dépenses de l’année 1751) mais il n’y a aucune trace de gros travaux effectués sur l’église. Ne sont mentionnées que la réfection des couvertures de tuiles (18 livres dépensées en 1750 et en 1767 « L’achat de tuiles pour couvrir l’église à neuf nous revient à 197 livres, couvreurs à eux donnés 15 livres, charpentier à lui donné 15 livres« ) et la reprise d’un mur (dépenses de l’année 1754: « Bâtisse: la muraille que nous avons fait faire à l’église coûte y compris celle de la cave et le carrelage 196 livres« ; dépenses de l’année 1776 : « Pour tuiles et leurs toitures 115 livres, pour les murs de l’église 194 livres« ). L’oculus en 1761 fait l’objet de réparations (1H 751, 1761 : Mémoire d’ouvrage de Jean Martin, vitrier de Crest: « avoir fait à neuf quatre panneaux pour l’eouil de beuf de l’église 41 pièces – 161 … avoir posé 40 petits caraux et autres vitres de l’église à 1 sol pièces – 2 livres« ).

III – 2. Les différents états de l’église abbatiale de Léoncel : chronologie relative

Cette analyse et cette nouvelle lecture des élévations permet de restituer une chronologie relative plus fine.

III – 2 – 1. Etat 1

Les parties en pierre de taille du chœur aux influences stylistiques particulières (Tardieu 1980, 1991) peuvent toujours être considérées comme étant les plus anciennes. Il faut faire abstraction des parties maçonnées qui, à l’éclairage des textes (Font-Réaulx 1927), correspondent plutôt à une série de remontages successifs. L’appareil du parement extérieur est peut-être du remploi de l’édifice roman. Mais il semblerait plutôt que, dès la première construction, l’on soit en présence d’une différence dans l’appareil due à la stratification de la carrière. Le petit appareil de la base étant en pierre dure éclatée, il pourrait provenir de la croûte des affleurements. On l’extrait en suivant les strates avec du matériel de terrassier (barre à mine). Il y a gain de temps et économie grâce au pré-calibrage naturel. La densité des micro-fissures décroissant quand on s’enfonce dans les strates de la carrière, le moyen appareil est extrait plus profondément à l’aide de coins. Cette différence des appareils, si l’on pouvait retrouver la carrière, est un élément de lecture pour la chronologie relative les petits moellons seront dans les parties basses et anciennes.

La pile dans son premier état, c’est-à-dire jusqu’à l’arrêt horizontal qui se lit au nord, et ses retombées biseautées sont liées aux portes qui ouvrent les croisillons du transept, ce qui est nouveau, sur un bas-côté. N’aurait-on pas, dès l’état I, un édifice à plan basilical? Seul un relevé du solin toujours en place permettrait de trancher. Mais, si l’on se réfère aux attentes qui se lisent sur le parement extérieur du mur gouttereau nord, le bas-côté n’a peut-être été qu’amorce. Il est à noter que l’étude de la pile nord-ouest de la croisée du transept laisse supposer un projet de colonnade puisque l’angle est chaîné. Cette observation va encore dans le sens d’un plan basilical initial.

III – 2 – 3. Etat II

A l’état II correspondrait, après un arrêt important, la repri­se des deux piles occidentales de la croisée du transept en élévation et la construction d’un clocher dont il ne reste que la souche. Le solin indiquant des pentes de toiture est à lier sans contestation possible à cet état. Les deux coups de sabre qui séparaient dans les propositions anciennes l’état 1 de l’état II terminent la nef. Dans ce second projet, elle était prévue à une hauteur supérieure à celle aujourd’hui conser­vée.

Des bas-côtés devaient lui être associés. Mai si l’on se réfè­re aux désordres et aux coups de sabre repérés dans les appareils de la façade et des parements nord et sud, ils sont peut-être à restituer à environ 1,60 m plus à l’intérieur. Ce projet présentait donc des col­latéraux moins larges et leur voûtement n’était pas prévu. L’abandon de ce plan et son agrandissement sont une des explications possibles des désaxements et de la dissymétrie des ouvertures occidentales. La façade dans sa partie basse, jusqu’à la remise à niveau qui est visible au-dessus de la porte moderne et ses élévations latérales avec les deux fenêtres hautes, est à rattacher à cet état.

III – 2 – 3. Etat III: les élévations de la nef

Les parties basses de la nef sur les deux travées orientales sont construites en premier: sont montées les trois arcades orientales sur­montées de deux niveaux d’assises. Il s’opère alors un changement dans le programme. Cet ensemble reste en attente au niveau de la troisiè­me travée: le niveau d’attente lisible sur le parement interne de la faça­de correspond à celui des bases des colonnes engagées détourées. Il y a donc un arrêt général du chantier au niveau du premier étage, preu­ve qu’il existe un premier projet où les colonnes engagées et le voû­tement d’ogives n’étaient pas prévus.

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III – 2 – 4. Etat IV : choix du voûtement d’ogives

Le voûtement est d’une conception unique: les culots sont tous identiques, sauf les deux premiers qui sont pris dans le mur du doublage de l’arc diaphragme. Ceux de la façade sont bien identiques aux autres. Ils supportent des colonnes toutes montées en demi-tronçons maçonnés et layés. Si les bases à doubles tores, séparés par une scotie, sont toutes identiques et proviennent certainement du même atelier, les chapiteaux corinthisants fonctionnent par paire: leur répartition indique que la construction s’est faite travée par travée. Le décor se complique d’est en ouest.

Le chantier reprend contre la façade occidentale: les deux grandes arcades occidentales sont montées avec un rattrapage maladroit au niveau de l’écoinçon de la deuxième pile occidentale. Parallèlement à cette dernière phase sont montés l’étage des claires-voies et les colonnes engagées. Dans les parties occidentales homogènes, il a fallu échancrer les élévations antérieures pour y incruster les retombées aux colonnes engagées, ce qui explique l’impression que les culots ont été détourés.

Par ailleurs, ces colonnes engagées ne sont pas centrées dans les écoinçons des grandes arcades. Mais le changement de programme dans le voûtement et l’adoption des croisées d’ogives ont entraîné une nouvelle répartition et un nouveau compartimentage qui ne correspond plus avec les écoinçons plus anciens. Les fenêtres, elles non plus, ne sont pas axées sur les grandes arcades: c’est donc bien toute la partie haute qui est d’une troisième campagne.

Dans la deuxième travée occidentale il y a, nous l’avons vu, une attente au-dessus de la clef de la grande arcade, que ce soit sur le mur nord ou sur le mur sud. Après le montage des grandes arcades, il y a eu une rectification qui s’est opérée au niveau des bases des colonnes engagées. Or ici c’est la seule qui soit centrée: y a-t-il eu essai sur un écoinçon avec une colonne engagée avant de reprendre tout le mur?

Le recul des murs gouttereaux et le voûtement des bas-côtés qui passent au ras de l’ébrasement interne de la fenêtre nord-ouest sont à rattacher à cette campagne.

Ces observations nous restituent une période d’intenses activités intellectuelles et architecturales. En effet, si l’on retient la date de 1188 pour la consécration, la typologie et le style des chapiteaux ne nous font guère remonter au-delà de 1230-1240. La présente étude a montré que ceux-ci sont le dernier élément mis en place, ce qui nous restitue une fourchette chronologique de 1137-1240. Le projet initial fut sans cesse modifié, laissant un édifice en perpétuel chantier. Une fois de plus, on peut vérifier que c’est un édifice non achevé qui est consacré. Une régularisation se fera lorsque l’édifice sera considéré comme terminé, et il s’agit de celui de l’état IV. Les croix de consécrations se retrouvent sur les éléments en pierre de taille de l’état I, les piles de l’état III et les écoinçons des arcatures aveugles du voûtement des bas-côtés de l’état IV.

Enfin, le changement de programme a engendré des problèmes de stabilité: comme l’a démontré F. Flavigny (Flavigny 1989), le mode de voûtement retenu est une poussée au vide. Pour que la charge du mur supérieur et la charge de la voûte s’équilibrent, il faut épaissir les murs. Le porte-à-faux avec abaque et colonne choisi à Léoncel est une solution simple. La poussée s’opérant au tiers de l’arc afin de mieux stabiliser, il faut recentrer pour qu’elle soit ramenée vers l’intérieur. Mais l’ensemble s’est écarté car les murs ne sont pas cohérents et c’est peut-être la raison d’être des reprises dans les murs gouttereaux, du collage des arcatures aveugles et de l’implantation irrégulière des contreforts extérieurs nord.

 

Joëlle Tardieu
Ingénieur d’Etudes
Service régional de l’Archéologie

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Notes – bibliographie

Archives départementales de la Drôme – Séries consultées:
1H 681
1H 686 Etat des biens de l’abbaye en 1735.
1H 750 Comptes de la maison : 1739-1790 « Journal de recette et dépen­se de l’abbaye de Léoncel (1739-1790), Livre des comptes, recette, dépenses commencé en 1739« .
1H 751 Mémoires et quittances.
1H 755 Notes informes sur l’abbaye au XVIIIe s.
1H 755bis Correspondance avec Cîteaux.
1H 756 Plans XVIIIe s.

Barruol 1992 = BARRUOL (G.) – Dauphiné roman, coll. Zodiaque, La nuit des temps, La Pierre-qui-Vire, 1992.
Chevalier 1906 = CHEVALIER (J.) – La vallée de la Gervanne, Léoncel, les gorges d’Omblèze, la montagne d’Anse, Valence, 1906.
Chevalier 1869 = CHEVALIER (U.) – Cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Léoncel au diocèse de Die, Ordre de Citeaux, Montélimar, 1869, 320 p. (consultable sur Gallica)
Deroin 1990 = DEROIN (J.-P.) – « Le choix de la pierre dans l’architecture cis­tercienne au XIIe siècle: principaux résultats sur les filiations de Cîteaux et Clairvaux », 115e Congrès national des Sociétés savantes, Avignon, 1990, Carrières et constructions en France et dans les pays limitrophes, Paris, Editions du C.T.H.S., 1991, pp. 21-39.
Dimier 1962 = DIMIER (A.)- L’art cistercien, t. I: France, coll. Zodiaque, La nuit des temps, La Pierre-qui-Vire, 1962.
Flavigny 1989 = FLAVIGNY (F.) – « La construction de l’église abbatiale de Léoncel », Revue drômoise, Cahier de Léoncel n° 5: Le premier demi-siècle des Cisterciens à Léoncel ( 1137-1188), décembre 1988, pp. 42-51. (consultable sur notre site)
Font-Réaulx 1927 = FONT-RÉAULX (J.) – « Usage de notes annalistiques pour le classement des archives de l’abbaye de Léoncel », Bull. Philol. et Hist., 1925, lmpr. Nat., 1927, pp. 1-6. (consultable sur Gallica)
Tardieu 1980 = TARDIEU (J.) – « Léoncel, un carrefour d’influences artistiques », Revue drômoise: Cîteaux dans la Drôme, t. LXXXIII, n°416, juin 1980, pp. 107-119. Compte rendu de H. P. Eydoux, Bulletin Monumental, t. 139, III, 1981.
Tardieu, 1982 = TARDIEU (J.) – « Les campagnes de construction de l’abbaye de Léoncel », Mélanges Anselme Dimier, 1982, Pupillin-Arbois, t. III, vol. 6, pp. 737-756.
Tardieu 1986 = TARDIEU (J.) et CHAUVIN (B.) – « Léoncel, présentation des archives et bibliographie commentée », Mélanges Anselme Dimier, t. II, vol. 4: histoire cistercienne, 1986, n° 197, Pupillin-Arbois, pp. 769-794. Eglise: Archives pp. 782-784; Bibliographie pp. 784-786.
Tardieu 1991 = TARDIEU (J.) – « Léoncel, un carrefour d’influences architectu­rales », Léoncel, une abbaye cistercienne en Vercors, édit. par Les Amis de Léoncel, Valence 1991, pp. 65-75.

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