La construction de l’église abbatiale de Léoncel

Francesco Flavigny, « La construction de l’église abbatiale de Léoncel », dans Le premier demi-siècle des Cisterciens à Léoncel, 1137-1188, Colloque d’août 1988, Valence, 1988 (Les Cahiers de Léoncel, 5), p. 42-51.

Comment tenter de relater la construction d’un monument médiéval, d’une église abbatiale sans se placer au niveau, combien attrayant d’ailleurs, du roman; la performance a été accomplie sur le modèle du Thoronet (1).
Comment rester à l’intérieur des observations rigoureuses sans se limiter à une analyse cumulative de singularités mettant en évidence les incertitudes qui, pour faire partie de la connaissance du monument, ne laissent pas moins insatisfait l’observateur.
La construction s’insère en fait dans la chronologie abondamment documentée de l’histoire religieuse ou sociale qui fait l’objet d’études avancées et suivies; mais, si l’on peut affiner avec rigueur les rapprochements historiques à travers les documents, le rattachement « historique » d’un édifice ou d’une de ses parties reste inévitablement aléatoire.
Si l’on peut par l’analyse parvenir à une chronologie assez fine, les datations absolues resteront très limitées, du fait du très petit nombre de références datées et de leur caractère ponctuel: dans quel état était l’édifice mentionné dans tel acte? Combien a pu durer le chantier qui l’a réalisé?

L’observation même, qui débouche sur des propositions de chronologie relative, n’est pas sans risque:
– d’une part, on peut relever dans un mur des différences d’appareil correspondant à des époques distinctes, ou des différences qualitatives dans les mortiers attestant plusieurs campagnes de construction. Mais on peut trouver ces différences dans des phases successives d’un même chantier, sans que ces phases aient une valeur significative autre que l’organisation du travail; l’interruption de la saison d’hiver peut être seule cause d’un changement d’approvisionnement en agrégats ou en liants;
– d’autre part, il existe un tréfonds commun dans le travail du maçon, dans la fabrication des chaux, des mortiers et jusque dans le travail de la pierre qui font que des « manières » quasi médiévales se retrouvent dans des remaniements ou des reconstructions jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et même au-delà pour la construction rurale; l’échelle donnée pour ces observations apparaît beaucoup trop large, surtout lorsque les conditions climatiques amènent des dégradations qui font disparaître les éléments significatifs de l’épiderme.
C’est dans ces conditions, et avec des risques certains, qu’il faut tenter de reprendre les phases constitutives reconnues de l’édifice et d’en expliquer les structures.

En très peu de sites, non plus qu’à Léoncel, ont pu être observées les conditions initiales d’implantation qui sont relatées dans les textes; la mention de construction en bois n’est pas pour surprendre, dans la mesure où la vie monastique, avec des vocations dans toutes les couches de la société, est insérée dans la pratique technique et sociale de son époque.
Or, au début du XIIe siècle, apparaissent seulement les premières résidences seigneuriales en maçonnerie, et les constructions de bois constituent encore très probablement la plus grande partie des structures du bâti d’habitation.
Il ne s’agissait pas de « pauvres cabanes », mais simplement de l’habitat sommaire contemporain opposé à des structures lourdes considérées comme luxueuses, dans la rigueur de cette phase initiale; seule l’église aurait été construite en maçonnerie (2).
En zone de moyenne montagne, l’implantation comportait un aménagement de site, délimitation, nivellement et drainage (3).
Les conditions de l’installation ici ont été abondamment commentées, isolement, alpages et forêt à exploiter, terre à travailler, alimentation en eau pour usage domestique et production d’énergie; sauf pour localiser moulin ou scierie, peu d’observations directes ont pu avoir lieu sur les aménagements hydrauliques.
Ils étaient certainement importants (4), et leur abandon est peut-être cause de l’excès d’humidité constaté dans l’édifice, dans la mesure où les collecteurs désaffectés peuvent encore constituer pour l’eau un cheminement préférentiel dépourvu d’exutoire.
Si cette église a remplacé un édifice initial plus modeste, celui-ci ne semble en rien avoir conditionné ses dispositions.

L’observation des appareils intérieurs et extérieurs permet de retrouver, à travers d’importants travaux d’entretien et de remaniages, quelques dispositions spécifiques pouvant éclairer la succession des opérations constructives et les ouvrir sur des rapprochements avec les études historiques et stylistiques antérieures (5) (Voir croquis n°1).

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Au chevet, (photo n°1),

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sur l’abside axiale qui présente un plan polygonal irrégulier, et en partie basse, l’appareil entre harpes est constitué de petits moellons plats assisés et harpés avec les éléments taillés des chaînes d’angle; ce moellonnage disparaît dans le reste de l’élévation remplacé par un appareil moyen plus soigné et équarri; on le retrouve par contre à l’état de fragments dans les parties basses des absides latérales et du mur nord du transept (photo n°2).
Il peut s’agir d’une première campagne de travaux commencée dans cette tradition; toutefois, la constatation est trop fréquente pour être due au hasard; elle se remarque à Notre-Dame-la-Blanche à Savasse, à un niveau où l’on attendrait plutôt des blocs de soubassement.
On peut alors penser au remploi des constituants de l’édifice antérieur, pour des raisons fonctionnelles ou économiques sans doute, mais aussi et surtout du fait de leur appartenance à un édifice consacré. Ce sens du sacré – aujourd’hui difficile à saisir pour un laïc – soutendait la vie religieuse dans la tradition biblique ; non seulement des statues, mais également des éléments constitutifs d’églises sont mentionnés enterrés dans l’enclos et non rejetés.
Au bras nord du transept, (croquis n°1),
le mur présente un épiderme tout à fait hétérogène dû aux remaniages successifs, au-dessus de la base en petit appareil; on peut y voir:
– des chaînes d’angle est et ouest, en grand appareil,
– une zone remaniée de moellons plats grossièrement taillés,
– une zone de moyen appareil taillé et équarri.
Au bras sud du transept,
le mur oriental est en très mauvais état, témoin probable du colmatage imparfait d’un mur dégradé et non repris, alors que d’autres ont été reparementés « à neuf », comme l’abside du bras nord.
A l’intérieur,
un appareil moyen encore assez irrégulier est conservé sous les badigeons, sur les parois nord-est et sud de ce transept.
L’arc triomphal et les grandes arcades en retour semblent appartenir à la campagne de construction de la coupole dont le tambour ne devait être éclairé que par une petite fenêtre; le grand oculus a dû être ouvert tardivement, à en juger par la faible qualité de son clavage (photo n°3).

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Le clocher, qui couronne le massif de la coupole fait partie des éléments les plus exposés du monument. Son observation, lors des travaux, atteste que nombre de ses éléments constitutifs – colonnettes et chapiteaux en particulier – sont anciens; il est moins certain qu’il soit conservé dans un état médiéval même tardif, mais la reprise supposée s’est très probablement faite par référence à un tel état.
Nef et collatéraux.
Le mur gouttereau ouest du transept est percé de deux portes de très bel appareil à joints fins ouvrant sur les collatéraux (photos n°4 et 5) ; cet appareil s’arrête sur des arrachements rebouchés correspondant à des murs en retour qui ne peuvent être en rapport avec les piles actuelles; l’épaisseur de ce mur gouttereau correspond au coup de sabre existant entre l’arc triomphal et le niveau supérieur du vaisseau principal ; au-dessus de celui-ci, apparaît le larmier attestant une couverture basse sur cette partie avant la construction du volume élevé (6) (photo n°3).
Sur le flanc sud, on relève un pandage anormal des assises inférieures du mur gouttereau, comme si celui-ci avait été élevé sur une structure préexistante (photo n°4).

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Enfin, une anomalie dans l’alignement du pilier recevant au revers du pignon occidental la retombée de la grande arcade de la travée contiguë laisse à penser qu’il n’y avait pas de raccordement optique lors de la construction entre les piles de la nef et le pignon pour assurer un alignement correct.
Il paraît hautement probable que les deux portes des bras du transept étaient des éléments de communication entre l’édifice et l’extérieur, et que le chevet devait se raccorder à une nef unique (croquis n°1).
Deux hypothèses peuvent être avancées :
– celle d’une nef correspondant au programme du chevet: a-t-elle été réalisée, ou seulement amorcée, puis remplacée par un nouveau programme avec la structure à trois vaisseaux que nous voyons?
– celle d’un chevet, raccordé dans un premier temps sur la nef unique conservée d’une première église.
Dans les deux cas, se trouverait expliquée la présence des portes,
l’une vers le cimetière et l’autre vers le cloître à l’emplacement du collatéral sud actuel, de même que les hétérogéités d’appareillage du mur gouttereau sud qui pourrait correspondre à un premier état des aménagements de circulations intérieures.
On peut ajouter qu’il est possible que cette nef ait été plus courte et que son maintien pendant la construction des murs gouttereaux des trois vaisseaux soit la cause des défauts d’alignement repérés à l’intérieur du pignon occidental (croquis n°1).
Dans une première campagne, la nef comportait trois vaisseaux, les deux collatéraux voûtés en demi-berceaux, et une partie centrale incertaine, peut-être également voûtée en berceau, sur le butement des demi-berceaux latéraux, donnant une nef éclairée seulement par les baies occidentales (7) (plan-croquis n°2 de l’église d’Etoile-sur-Rhône).

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Dans une deuxième campagne, le vaisseau principal a été doté d’un voûtement élevé sur croisée d’ogives qui mérite une mention particulière (photos n°6 et 7).

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L’absence de butement rend en effet sa stabilité aléatoire; pour qu’une voûte couronnant une structure soit stable, il faut que les charges et poussées cumulées aient leur résultante à l’intérieur de la surface d’appui de la structure, d’où la nécessité pour les voûtements élevés de murs très épais ou de butement avec report de charges.

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Le niveau inférieur des arcades ne permettant aucune de ces dispositions, le maître d’œuvre a eu recours à un artifice, qui consiste à concentrer les charges et poussées sur de puissants abaques en porte-à-faux, eux-mêmes repris sur des colonnes à la face interne des murs gouttereaux (photos n°8 et 9)(8). L’ouverture du voûtement s’en trouve réduite, et la résultante recentrée (croquis et épure n°3).

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L’épure montre que les conditions de stabilité sont ici aux limites; il est certain que l’écrasement des arcs est une déformation due à l’écartement des murs et non à un tracé en anse de panier. Une étude sera menée prochainement pour vérifier les conditions et suivre l’évolution de fissures récemment repérées.
L’expérience tentée à Léoncel est particulièrement audacieuse, et c’est sans doute dans sa mise en œuvre en deuxième temps sur des maçonneries préexistantes, plus que dans son principe, qu’il faut rechercher la cause des désordres.

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Ces quelques observations sont des propositions de relecture, au niveau du programme, de la conception et de l’exécution, ainsi que de la vie de cette église; les explications proposées restent techniques, relatives et encore très partielles faute d’investigations spécifiques, avec plusieurs éléments hypothétiques; puissent-elles élargir le champ de
réflexion de tous les amis de Léoncel.
C’est en effet le document monumental qu’elle constitue elle-même qui reste le plus fidèle témoin de son histoire, le plus riche en avenir pour la poursuite des recherches, mais aussi le plus fragile, menacé de cette sorte d’entropie inéluctable que constituent les conditions naturelles et l’environnement humain.

Francesco FLAVIGNY,
Architecte en chef des Monuments Historiques,
Rue du Chêne Vert,
30400 Villeneuve-lès-Avignon.

(1) Fernand Pouillon, Les pierres sauvages.

(2) Marcel Aubert, L’architecture cistercienne, I, p. 8. Les premiers bâtiments de Cîteaux sont en bois; une petite église en pierre voûtée est consacrée en 1106.

(3) Les observations faites à Boscodon lors des reconnaissances de fondations de l’Aile des Moines ont fait apparaître une terrasse orientée, probablement reliée à la chapelle basse aujourd’hui enterrée, qui peut être interprétée comme l’aménagement initial du site. Rollins Guild, 1985 (non publié).

(4) A Mazan (07), une galerie voûtée ouest-est a été repérée en arrière du lavabo. A Boscodon, un petit ouvrage analogue existe dans l’angle sud-ouest du cloître, emplacement probable du lavabo.

(5) Joëlle Tardieu, Revue drômoise, Tome LXXXIII, juin 1980.

(6) Cet ancien larmier est aujourd’hui visible car le mur de doublure correspondait à la surélévation de la nef; mince et non relié au tambour de la coupole, il a dû s’effondrer du fait des désordres de toiture antérieurs à sa réfection en béton armé.

(7) L’église d’Etoile présente une telle structure à trois vaisseaux contigus, sans aucun éclairage latéral (plan n°2).

(8) Cette disposition est employée dans un édifice médiéval du début du XVIe siècle, l’église de Valogne (Manche), où la voûte trouve sa stabilité dans les porte-à-faux successifs du mur gouttereau.

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