L’ELECTION DE L’ABBE DE LEONCEL ANTOINE DE NERPONT (1424)

leoncel-abbaye-135Les archives de Léoncel conservent un texte exceptionnel rédigé à la demande du nouvel élu par un notaire, à l’occasion de la démission en 1424 de l’abbé Jacques Quatre, en poste depuis 1394 et de l’élection de son successeur Antoine de Nerpont. L’abbé de Bonnevaux, Pierre de Neyrone, préside la cérémonie en tant que « père immédiat » de l’abbaye de Léoncel, fille de l’abbaye du Viennois. Dans le texte, il intervient à la première personne. « Au nom de notre seigneur Jésus Christ, nous Pierre de Neyrone, abbé du monastère de Bonnevaux de l’Ordre de Cîteau et au diocèse de Vienne, faisons savoir à tous et à chacun que l’an de l’incarnation 1424… ».Le texte est publié en latin dans l’ouvrage de Jules Chevalier « La vallée de la Gervanne », Céas, 1906, p.231-234. Voir l’article de Joëlle Tardieu dans le Cahier de Léoncel n° 13 (« L’abbaye de Léoncel de 1303 à 1562 »).

L’élection de Pierre de Nerpont eut lieu à la Part-Dieu dans la plaine de Valence. On sait que les moines de l’abbaye séjournaient de façon contractuelle à la Part-Dieu de la Saint-André à Pâques depuis la fusion de 1194, mais aussi que lors des périodes troublées et notamment guerrières, ils faisaient des séjours plus longs dans le Bas Pays, à la Part-Dieu ou dans leur maison de Romans. En ce 30 avril 1424, puisque la date de Pâques ne peut se situer au-delà du 25 avril, on peut affirmer que les moines s’étaient réfugiés à la Part-Dieu, à la suite des graves dommages subis par leur monastère lors d’attaques des routiers (ou mercenaires) « inoccupés » pendant les trêves de la guerre de Cent Ans (1337-1453).

Après la messe solennelle, dite et célébrée dans l’église de la Part-Dieu, les moines profès, « la partie la plus importante et la pl us saine de la communauté » selon le texte, s’étaient rassemblés dans la salle du chapitre. L’abbé de Bonnevaux présidait la réunion. La parole fut d’abord donnée à l’abbé Jacques Quatre, le démissionnaire, qui se démettait de son plein gré de sa charge, en raison de son grand âge et de la faiblesse de sa personne. Il était « septuagénaire et au-delà » et se trouvait accablé par l’âge et les infirmités du corps, qui l’empêchaient de remplir lui-même convenablement, comme il en avait l’habitude au temps de sa jeunesse, ses charges concernant la direction et l’administration spirituelle et temporelle du monastère de Léoncel, de ses biens, de ses affaires et de ses droits. Il estimait que son triste état expliquait que le culte divin, les affaires, les biens et les possessions du dit monastère connaissent alors un certain déclin. Il recommandait à ses frères Antoine de Nerpond qu’il considérait comme désigné par son expérience, son habileté, son honnêteté dans sa personne, ses moeurs et l’utilité de ses activités.

Le Père immédiat se disant informé de la vie, de l’honnêteté et de la bonne direction du Frère Jacques, qui s’était « comporté en bien », suivant les règles et en toute probité quant à la direction et l’administration dudit monastère de Léoncel, aux temps où il dirigeait l’abbaye, déclara qu’il acceptait la « résignation et décharge » souhaitée. Et en sa présence et suivant son humble requête, et pour les raisons susdites il le libéra de ses charges en le déclarant « quitte et absout ». Ensuite il conseilla « par une prière de vive voix » aux frères présents d’élire « quelqu’un de bon et de probe comme abbé dudit monastère, et, bien sûr, un homme de l’Ordre et de la filiation de Cîteaux ». Antoine de Nerpont, en tant que candidat, ne participant pas au vote, les moines profès ayant « voix au chapitre » n’étaient que cinq ce qui illustre l’impact des malheurs du temps (guerres et pestes) sur la communauté. Leurs noms sont cités : Jacques Quatre, ancien abbé, Joannes Bernardi, prieur, Francisco Carletti, Petrus de Cloto et Joanni Feugeri. Ils déclarèrent à l’abbé de Bonnvaux qu’ils avaient déjà discuté entre eux et qu’ils souhaitaient tous l’élection d’Antoine de Nerpond. « Et connaissant par expérience, la probité, la vie honnête, l’activité la sagesse et la diligence dudit Frère Antoine de Nerpond, ils l’élurent et le nommèrent abbé dudit monastère de Léoncel ». Dans le texte, l’abbé de Bonnevaux précise qu’après avoir annoncé l’élection, il avait demandé puis répété « non seulement une fois, mais deux, trois, quatre fois et davantage, à haute et intelligible voix » si quelqu’un parmi tous les présents, avait quelque chose a ditre qui puisse rendre inapte Antoine de Nerpont. Aucun contradicteur ne s’étant fait connaître, « le Père immédiat » déclara qu’il nommait abbé de Léoncel Antoine de Nerpont, présent et consentant, qu’il l’installait dans ses droits au spirituel et au temporel, et le mettait en possession dudit monastère et de ses droits en lui remettant les sceaux.
Après l’élection, la main sur le missel que tenaient ses frères, le nouvel abbé jura sur les Evangiles qu’il respecterait les statuts de l’Ordre et déclara « moi, frère Antoine, je ne vendrai pas les possessions de monastère, ni les donnerai ou aliénerai, sinon comme le veulent les règles données par les papes et par mon Ordre. Que Dieu et les Saints Evangiles me viennent en aide ! »
Il y eut ensuite la cérémonie du « b aiser de bouche », d’abord échangé à genoux avec l’abbé de Bonnevaux, avec promesse d’obéissance, puis partagé avec ses frères alors qu’il était assis à ses côtés. Ceux-ci promirent de lui obéir. Le Père immédiat entonna alors à pleine voix le Te Deum.

Tous les moines se rendirent ensuite à l’Eglise où Antoine de Nerpont prit possession de la stalle de l’abbé et où l’on fit sonner les cloches. S’y trouvaient plusieurs témoins : Robert Fabri, homme veillant aux intérêts de Bonnevaux, Joannes de Villa Buxo, procureur général de Bonnevaux, trois bourgeois de Romans, deux habitants de la paroisse de Chatuzange et, bien entendu, celui à qui le nouvel abbé de Léoncel demanda lui-même de rédiger le texte qui nous est parvenu. Il s’agissait d’Antoine Giraudon de Roussillon, habitant de Romans, au diocèse de Vienne, « clerc d’autorité impériale et notaire public ».
Ce texte illustre le rôle du « Père immédiat », abbé de l’abbaye « mère » fondatrice de Léoncel au cours d’un evènement majeur, celui de l’élection d’un abbé « régulier », élu selon la Règle par ses pairs, les moines profès.

L’abbé de Nerpond allait gouverner l’abbaye jusqu’en 1448, dans une période plus calme, en partie grâce à la proche présence pendant une vingtaine d’années (1423-1446) de l’armée de la Savoie dont le duc Amédée VIII se considéra un temps comme l’héritier légitime du Comte de Valentinois et Diois, avant de devenir l’anti-pape Félix V, puis un authentique cardinal. En tout cas les moines se réinstallèrent à Léoncel et purent, en dépit de leur petit nombre, retrouver une vie communautaire plus sereine, même si plusieurs bâtiments en ruines, dont le cloître, ne furent pas relevés.

Le 1° octobre 2010 Michel WULLSCHLEGER.