LE CONFLIT DE L’ABBAYE DE LEONCEL AVEC LA COMMUNAUTE VILLAGEOISE DE CHARPEY (1284)… Première partie.

A propos d’un conflit concernant la fréquentation des herbages de Combe Chaude, le cartulaire d’Ulysse Chevalier a regroupé en un seul texte des chartes datées de Mai, juin, septembre, octobre, novembre et décembre 1284 (CARTULAIRE chartes CCLIII et CCLIV, REGESTE DAUPHINOIS n° 12709, 12710, 12711,12713,12747,12781, 12784, ET 2786. S’y ajoute un texte de 1286 (CART CCLVI, R.D. 12954).

Les traductions, ici en italique, sont dues à Jacques Michel, ancien professeur de latin et de grec au lycée Claude Bernard de Villefranche-sur-Saône.

Le territoire de Combe Chaude , situé entre les cols de Tourniol et des Limouches pose un problème aux historiens de Léoncel. Il s’agit d’un plateau calcaire situé en altitude au dessus et à l’ouest de Léoncel. Ce plateau, entre des affleurements de calcaire urgonien, celui qui arme l’essentiel du plissement du Vercors, doit à l’érosion karstique la mise en place d’une longue doline, cuvette dans laquelle l’érosion a dissous le calcaire en « terra rossa », comme disent les Italiens, qui offre un sol favorable à la céréaliculture de montagne. Dès 1165 la première bulle du pape Alexandre III cite une grange de Combe Chaude. D’autres textes de la même période citent un village nommé SAINT ROMAN, situé entre le rebord de la falaise dominant Peyrus et la dite doline. Dans cette falaise a été creusée par l’érosion karstique une importante « baume » (grotte) dite « de Saint-Roman ». Parmi ces textes, on note surtout le « diplôme » de l’empereur Frédéric Barberousse évoquant en 1178 les possessions de l’abbaye de Léoncel. Et puis pendant au moins deux siècles on ne cite Saint Roman que comme un repère géographique ou comme le site d’une chapelle dont on trouve mention dans quelques chartes. L’hypothèse d’un déguerpissement organisé et, selon la coutume, dédommagé par les cisterciens a été avancée. Mais il ne s’agit que d’une hypothèse !

leoncel-abbaye-62.1 Au XIII° siècle, il existait en plaine de Valence un Mandement de Charpey. Outre le village éponyme, ce Mandement comptait plusieurs hameaux dont certains très proches du pied même du Vercors, ainsi celui dit alors « Saint-Vincent de Charpey », devenu beaucoup plus tard Saint-Vincent la Commanderie, lors de la délocalisation, pendant les guerres de religion de la commanderie de Valence des Hospitaliers de Jérusalem, et aujourd’hui commune à part entière.

Au XIII° siècle, il existait en plaine de Valence un Mandement de Charpey. Outre le village éponyme, ce Mandement comptait plusieurs hameaux dont certains très proches du pied même du Vercors, ainsi celui dit alors « Saint-Vincent de Charpey », devenu beaucoup plus tard Saint-Vincent la Commanderie, lors de la délocalisation, pendant les guerres de religion de la commanderie de Valence des Hospitaliers de Jérusalem, et aujourd’hui commune à part entière. Au XIII° Les habitants de Charpey conduisaient leurs troupeaux, l’été , sur les dernières pentes du massif ou dans les combes creusées dans le pli le plus occidental du Vercors. Etaient-ils habilités à franchir les falaises et à faire paître leurs animaux sur cette sorte de plateau situé entre les cols des Limouches et de Tourniol ? C’est la question qui fut débattue pendant une bonne partie de l’année 1284. Ce conflit montre que le pouvoir de l’abbaye pouvait être mis en question jusque sur les montagnes proches du monastère. Surtout il confirme qu’au XIII° les communautés villageoises étaient solidement organisées, même si, en l’occurrence, Charpey n’obtient pas gain de cause.

En mai 1284, le lendemain de l’Ascension, en son nom et en celui de sa communauté monastique, l’abbé de Léoncel, Giraud de Vassieux, promet, sous peine de devoir s’acquitter comme sanction d’une somme de 50 livres viennoises, de respecter de façon stricte les décisions, les prescriptions et la sentence de ceux que le comte de Valentinois a désignés comme « députés » selon la terminologie en usage. Il s’agit d’Aynard de Chabrillan et de Guillaume de Bajuli, châtelain de Crest. Ces députés doivent tenir le rôle d’arbitres et statuer sur les questions pendantes entre l’abbaye et la communauté villageoise de Charpey. Le litige porte sur les droits de pâturage, d’abreuvage, sur les autres usages ou sur tout autre problème qui pourrait surgir entre les deux parties. L’abbé cite comme garants, Hugo Raynaud de Châteaudouble et d’Eustache Chapayre d’Alixan pour servir de caution quant à la somme indiquée ci-dessus.
Puis c’est le tour de Rostand Jaquemon, damoiseau de son état c’est à dire noble non adoubé (sans doute de petite noblesse, mais solidaire des villageois), et de Pierre Boneri, tous deux SYNDICS, chargés de représenter les intérêts de l’ensemble de la communauté villageoise de Charpey. Ils citent le nom de trois « garants » des décisions des députés.

Le lendemain, les deux parties se présentent à nouveau devant les députés. L’abbé prend la parole pour développer son argumentation. il se propose d’abord de dire que « comme ses prédécesseurs, il mène paître en toute quiétude, voire dans un climat de paix, l’ensemble de ses animaux, quels qu’ils soient, sur le territoire de Combe Chaude qui confine d’un côté à une falaise tombant à pic et au Mandement d’Eygluy, et de l’autre à la route qui va de Saint Roman à Châteaudouble et que c’est là une situation qui subsiste depuis au moins quarante ans, sans que pour autant on n’ait mémoire qu’il en eut été autrement pendant tout ce laps de temps si étendu dans sa durée. ». Le premier argument est donc la durée. Le second est que l’abbaye dispose du droit de jouissance sur ce lieu de pâturage, allusion aux archives que les cisterciens utilisent toujours très habilement pour confirmer les droits du monastère. Le troisième est le rappel « d’une évidence propre à battre en brèche les arguments des syndics » : Combe Chaude relève du Mandement de Châteaudouble.
L’abbé dit ensuite qu’il est « de son droit de s’élever contre le fait que les villageois de Charpey, passant outre à la volonté de l’abbaye et de sa communauté ont, tels des intrus mené paître leurs troupeaux sur Combe Chaude en se comportant d’une manière qui n’avait rien de pacifique. Et même si l’opposition à l’abbaye et le recours à des actes d’agressité n’est pas attesté, il y a matière à récriminer, car les villageois ne sauraient tirer avantage de la jouissance et fréquentation de ces lieux de pâturage sans commettre un délit. » Ensuite il produit, à l’appui de ce qu’il vient de dire, plusieurs témoins qui, tous, jurent de dire la vérité.

leoncel-abbaye-62.2Le premier à se présenter, Allaudus, témoin sous serment, minutieusement interrogé déclare que pendant quarante ans et même davantage, il a vu les abbés de Léoncel et ceux qui appartiennent à cette communauté, mener leurs troupeaux sur le territoire de Combe Chaude, sans en dépasser les limites correspondant à celles que l’abbé a cernées en développant le premier point de son argumentation, et que pendant tout ce temps aucune anicroche n’est venue perturber pour eux la jouissance des pâturages en question ; puis, comme on lui demande si les villageois de Charpey ont utilisé ces mêmes pâturages et s’ils ont mené leurs troupeaux sur le territoire de Combe Chaude, il affirme qu’à défaut de le savoir lui même, il a néanmoins entendu dire qu’à l’époque où le seigneur Silvion était en conflit avec le noble seigneur Aymar, comte de Valentinois, (épisode de la Guerre des Episcopaux), ils s’y étaient rendus avec leurs troupeaux en profitant d’une tolérance accordée à titre précaire. Interrogé ensuite à propos du troisième point abordé par l’abbé, il confirme les propos de l’abbé en faisant valoir que les troupeaux des gens de Châteaudouble pâturent en toute liberté sur les terres de Combe Chaude. Et comme on lui demande comment il est si bien renseigné, il allègue que ce sont de plus anciens que lui qui l’on mis au courant. Pressé enfin de questions pour déterminer si en témoignant de la sorte il agit soit par intérêt, soit par haine ou par dévotion, il répond par la négative pour chacune de ces motivations.

Lui succède alors tout un groupe d’autres témoins qui, tous tenus par serment, interviennent chacun à son tour ; Lambert Aulagnerie confirme à tous égards et sur tous les points évoqués par l’abbé dans son argumentation ce qu’a dit avant lui Allaudus, hormis le fait qu’à ses yeux la période concernée n’excède pas quarante ans; Martin Alvis tient le même langage qu’Allaudus. Stéphane Sèchavène et Humbert Richard corroborent les propos de Lambert Aulagnerie ; Durand Trespras fait de même, à cette nuance près qu’à son avis la durée de la période envisagée n’est que de trente ans. Guillaume de Cros partage le point de vue d’Allaudus, sauf que, comme Lambert Aulagnerie, il estime à quarante ans seulement le temps en question. Jean Creissens rejoint Allaudus dans ses appréciations. Giraud de Bellement reflète dans ses propos ceux de Lambert Aulagnerie mais ajoute que les membres de la communauté de Léoncel, moines ou frères convers, boutaient hors des pâturages les villageois de Charpey, alors même que régnait un climat de paix. Guillaume Fornerie se range à l’opinion d’Allaudus, à cette différence près que pour lui la durée de la période concernée se limite à 25 ans, mais il révèle aussi comme complément d’information d’une part qu’au temps où, étant au service du comte de Valentinois, il exerçait à un certain moment la fonction de garde à l’abbaye de Léoncel, il avait plusieurs fois, cinq ou six sans doute, dû sévir à l’encontre de pâtres originaires de Charpey dont faisaient partie notamment Nicolas Boverie et Pierre Monmayranie, parce qu’il les avait surpris sur le territoire , alors qu’ils avaient mené paître leurs troupeaux au dessus des rochers, et d’autre part que depuis quinze ans il prélevait sur ce même territoire des taxes et d’autres impôts au profit du seigneur de Châteaudouble.

En ce qui concerne la communauté de Charpey, le notaire public Ponce Baleisteri raconte :
« En la même année que précédemment, le vendredi avant la Pentecôte, se présente à Charpey, devant les députés, Rostand Jaquemon et Pierre Boneri, syndics chargés de représenter les intérêts de l’ensemble de la communauté villageoise de Charpey, lesquels, en témoignage de leur bonne foi déclarent qu’à leurs yeux, j’ai, moi Ponce Baleisteri, notaire public, toute la qualité requise et que de ce fait je dois en ce qui concerne les évènements afférents à cette affaire, en consigner le déroulement en un document dont j’atteste le caractère authentique quant à sa teneur ci dessous rapportée …

Que tous, envisagés dans leur ensemble ou pris individuellement, sachent qu’en l’année 1284 de notre Seigneur, dix jours avant les calendes du mois de juin, en ma présence, celle du notaire que je suis et en celle des témoins susmentionnés, se trouvèrent réunis à Charpey, devant la maison de Mathias Blanchard, sur la place située à proximité du portail de Pierre Boneri, tous ceux dont les noms suivent…ceux de 80 chefs de famille : Guillaume Benengarie, Freelis, Humbert Chanavella, Humbert de Mirabella, Guigues Boneri, Guillaume de Blanac, Gualvanius, Lambert Audras, Durand Eymidonis, Lambert Eymidonis, Guigues Cilvestre, Désiré Chaston, Guillaume Muston, Labert Boneri, Pierre Tornerez, Pierre Cayrelle, Arnaud Boveri Samon, Pierre Aymicus, Hugo Borzes, Aymon Guarneri, Jacques de Micola, Arnaud de Aracris, Pierre Blanchard, Pierre Boneti, Pierre Vialis, Romain Humbert, Jean Suyani, Raymond Raynaud, Danellius, Pierre Brasard, André Beson, Jean Boneti, Guillaume Bliard, Jean Peyrachia, Bernard Giraud, Jean Doyeti, André Nicolay, Jean Grasseti, Bernard Quilberi, Jean Benedicti ,Jean Cayrelle, Bonosius Flueys, Ponce Montmayranie, Jean Chandeleri, Guillaume Aymion, Pierre Guardini, Guillotus, Pierre Atberti, Jean Basternays, Pierre Raynaud, Bressonetus, Jean Bonardelle, Guillaume Vincenssi, , Guillaume Marcelli, Jean Vincenssi, Bernard Bonardelle, Hugo Fabri, Raynaud, André Giraud, Lantelme Giraud, Morellus, Ponce Vachon, Pierre Ayzerzndi, Pierre Alexandre, Pierre Baron, Jacques Chaston, Pierre Rocini, Jean Gonteri, Giraud Alexandre, André Ferreri, Jean Licerna, Ponce Aficalis, Hugo Licerna, Chalvetus, Bontosius de Bayart, Jean Micol, Guigues Bertrand, Guigues de Berberis et Doyetus de Charpey.

Après avoir délibéré entre eux et s’être concertés, ils ont décidé de choisir pour être leurs syndics en charge d’être leurs représentants et leurs mandataires, Rostand Jacquemon, Pierre Bonerie et Pierre Pestelli, tous trois présents qui ont accepté, mais aussi, en dépit de leur absence Pierre de Sparverio et Hugo Peyracha, car ce qui avait motivé leur décision de s’accorder sur plusieurs noms, c’était le fait qu’ils se rendaient compte que s’il n’en désignaient qu’un seul, quel qu’il fut, ce dernier apparaitrait étant tout seul, trop démuni pour être dans les meilleures conditions de faire face à la situation, alors que dans le cas contraire, ce que l’un aurait commencé, un autre pouvait le mener à bonne fin ; tout cela à l’occasion du différend et du litige ayant conduit la communauté villageoise de Charpey à se dresser unanimement contre l’abbé chargé de diriger la maison de Léoncel, appartenant à l’ordre des cisterciens, et contre tous ceux qui relevaient de son autorité, et à les affronter à propos du droit de jouissance des pâturages situés sur le territoire de Combe Chaude, tout comme, le cas échéant, elle pourrait aussi se défier de la sorte d’autres abbés, d’autres communautés, d’autres corporations ou d’autres institutions. En tout cas c’est la présence des juges ordinaires et extraordinaires, des délégués ou subdélégués que tous ceux dont les noms ont été ci-dessus égrenés, donnèrent carte blanche aux syndics susmentionnés et leur laissèrent toute latitude pour assurer la défense de leurs intérêts, pour faire valoir leurs droits, pour traduire leurs objections par des répliques, au besoin en les multipliant pour formuler des réponses, pour manifester leur désaccord, pour engager leur parole à dessein de réfuter des allégations mensongères comme de rétablir la vérité, pour produire des témoins et des documents, pour prêter attention à des dispositions ayant un caractère transitif ou décisif, pour émettre des injonctions, pour composer et transiger, pour se prêter à un accommodement, pour suggérer un terrain d’entente et pour tout autre initiative qui leur viendrait à l’esprit. Ils assurèrent en outre que de toute façon rien ne es détournerait d’approuver, de soutenir et d’entériner tout ce qui aurait été fait, accompli et réalisé, et comme ils tenaient absolument à ce que les syndics en question eussent à charge de fournir des garanties, ils certifièrent qu’ils s’engageaient à honorer les termes du jugement jusque dans ses moindres clauses en avançant comme caution de leur bonne foi l’obligation pour eux d’hypothéquer tous leurs biens, comme ceux de leur communauté, ce qu’ils attestèrent par serment, les mains posées sur les sacro-saints évangiles de Dieu.. Conjointement pour asseoir plus solidement les bases de ce qui venait d’être organisé, Humbert de Orchan, châtelain de Châteaudouble et de Charpey, qui en donnant son accord et en apportant son appui avait permis le déroulement et la réalisation des évènements ci-dessus évoqués, fit savoir en cette circonstance tout le poids de son autorité. Tous ces faits eurent lieu à Charpey, en l’année, au jour et à l’endroit qui ont été précédemment mentionnés, alors que, outre moi, Pierre Balisterie, notaire public assermenté étaient présents en tant que témoins désignés et mandés, Lantelme, chapelain de Charpey, Stéphane Peyrache, lui aussi chapelain, François Raynerie Riberia et Pierre Arone ». On note avec intérêt la désignation comme syndic de Pierre d’Esparvier, autre petit noble, d’une famille dont le château domine Saint-Vincent et que nous rencontrons dans des chartes évoquant la grange cistercienne de Charchauve.

leoncel-abbaye-62.3Les syndics de Charpey interviennent alors à leur tour et après avoir demandé que leurs témoins soient par leur présence associés à leur audition, ils présentent aux députés leur argumentation dont voici la teneur : « Rostan Jacquemon et Pierre Bonerie, s’exprimant au nom de l’ensemble de la communauté villageoise de Charpey, se proposent de faire entendre que c’est dans la quiétude, voire dans un climat de paix que pendant dix, vingt, trente, quarante et même cinquante ans la dite communauté a disposé de la jouissance des pâturages situés sur le territoire de Combe Chaude entre les Limouches et le col de Tourniol où se rejoignent en situation de confins le Mandement d’Eygluy d’une part et celui de Châteaudouble d’autre part, et que tout au long de cette période ainsi définie, elle a profité des pâturages en question pour y mener ses troupeaux quels que soient les animaux concernés.; Toutefois, les deux syndics s’insurgent contre le fait que, selon les dires de certains, le révérend abbé de Léoncel se soit, par un comportement aussi infondé qu’injustifié, irrité de l’utilisation de ces pâturages, par les gens de leur communauté, tout en affirmant avoir d’autant plus de raison de fulminer que, si à une certaine époque l’abbé et les siens ont profité de ces pâturages, c’est en toute illégalité et en toute injustice qu’ils l’ont fait (Est-ce une allusion à l’ éventuel déguerpissement provoqué par l’abbaye, des habitants du village de Saint Roman, proche de Combe Chaude et à la création dans ce dernier lieu d’une grange cistercienne ?) et ils proclament à cet égard qu’ au cas où à dessein de clarifier cette situation en apportant la preuve de ses droits, l’abbé voulait produire quelques documents, ils demandent que ces écrits soient mis à leur disposition et qu’on prenne date à cet effet. » Après quoi, les témoins prêtent serment.

Suite et fin dans le numéro 63

1er février 2014 Michel Wullschleger.