L’ABBATIAT LE PLUS LONG, CELUI DE PIERRE FRERE (1604-1651)

leoncel-abbaye-31-147 ans… ! Pierre Frère appartenait à une famille d’origine lyonnaise installée à Valence. Son père et l’oncle qui prit le relais dans les affaires et auprès des enfants étaient des négociants plutôt fortunés. Son frère Claude, devait faire une brillante carrière d’enseignant du droit, de conseiller d’Etat, puis de premier magistrat du Dauphiné, en tant que Premier président du parlement de Grenoble. Ce juriste avait acquis la seigneurie de Barbières et de Pellafol, possédait des droits à Fiançayes et Saint Mamans et bénéficiait de pensions royales.

Un abbé régulier mais absentéiste

Pierre Frère avait été régulièrement élu abbé par les moines de Léoncel, mais il passa l’essentiel de sa vie à Valence, place Saint-Jean et séjourna quelques fois à Romans, rue du Puy du Cheval. Il entretint des relations de plus en plus lâches avec la petite communauté monastique de son abbaye confiée au prieur, son second, et qui ne comptait que trois autres moines.
Nous sommes pourtant à l’époque où se pose avec de plus en plus d’acuité le problème de la réforme et de la restauration des monastères cisterciens. A La Charmaye, à Clairvaux, et dans d’autres monastères des hommes oeuvraient pour restaurer une plus grande discipline dans le respect de la Règle. Ils avaient l’appui du cardinal La Rochefoucault « commissaire apostolique pour faire prévaloir dans les monastères cisterciens la réforme dite de l’ « étroite observance ». Au grand dam des tenants de la « commune observance » plus souple et généralisée au fil des temps ; Le cardinal de Richelieu avait été élu abbé général de Cîteaux avec les voix des partisans de la « souplesse », mais son programme était très proche de celui du cardinal de La Rochefoucault. A sa mort les tenants de la commune observance avaient élu Claude Vaussin qui s’était empressé d’annuler les ordonnances de Richelieu et qui fut réélu, après une période de crise, en 1645. Cette année là, il vint en personne à Valence dans le but de visiter Léoncel. Mais « ne pouvans se transporter en notre abbaye de Léoncel pour y rendre devoir de notre charge, à cause de chemins fâcheux et de mauvais temps », il manda le prieur et deux moines pour venir lui faire le tableau de la situation à Léoncel, que Pierre Frère n’était guère capable de décrire. L’abbé général annonça la venue à Léoncel de deux novices pour porter à six le nombre de moines. Puis il déclara avoir donné la permission « de continuer de demeurer en la ville de Valence » à l’abbé Frère qui « à cause de ses incommodités et vieillesse ne peut pas vaquer en personne au gouvernement et à la disposition de son abbaye ». On ne trouve pas la trace d’une quelconque participation des moines de Léoncel aux débats suscités par la volonté d’une réforme de la vie monastique.

Un gestionnaire attentif mais procédurier

Au début Pierre Frère s’appuia sur son prédécesseur et lui confia notamment la gestion des domaines de la plaine romanaise ( La Part-Dieu où résidait d’ailleurs souvent Alexandre Faure, Charlieu, dîme de Pisançon ). Mais c’est bien Pierre Frère qui le 24 octobre 1607, arrenta à Augustin Ferrandin, bourgeois de Valence, l’ensemble « des possessions, domaines, granges, prés, bois, vignes, terres, moulins, seytes (scies), cens, rentes diverses, pensions et dîmes dépendant de ladite abbaye » pour cinq ans. Par ce bail, le preneur, sorte de « fermier général », s’engageait… … à verser par quarts à l’abbé, 1200 livres par an ; … à ajouter 100 livres pour les décimes que devait l’abbaye … à verser aux moines, quartier par quartier, la portion en blé, vin et argent de trois religieux et deux novices selon les règlements faits par le visiteur et commis de l’abbé de Cîtreaux ; et, en argent, 60 livres pour le prieur et 60 livres pour les autres. … à payer deux ducats et deux quintaux de fromage « que fait le lieu et membre de Léoncel » … à prendre à sa charge toutes les obligations de l’abbaye concernant la Part Dieu (20 sétiers de grains, un tiers en froment, un tiers en seigle, un tiers en avoine à donner au chapitre de Saint Barnard), le moulin de Charlieu (5 cartes de froment pour le seigneur de Pisançon), Saint-Martin d’Almenc (20 sétiers pour le chapitre de Saint-Barnard, 12 pour celui de Saint-Félix, le Cosnier (48 sétiers, un quart en froment, un quart en seigle, un quart en orge, un quart en avoine pour le chapitre de Saint-Félix) … à donner à l’abbé, chaque année en nature 2 pourceaux gras à la Saint Martin, 48 chapons gras , 20 ras d’avoine, 6 banatées de grosses châtaignes, 2 ras d’amandes, 2 banatées de noix, 20 charges de vin…de celui qui vient au Conier (vin claret « du premier trait de la tine »)et six autres charges de vin « de pressoir » » … à assumer les transports de ces marchandises au lieu indiqué par l’abbé.

Ce texte donne matière à réflexion quant au partage opéré entre les membres d’une même communauté monastique, quant au train de vie seigneurial de l’abbé, quant à la richesse de Léoncel, puisque s’ajoutaient aux vastes domaines affermés des centaines voire des milliers d’autres terres de l’abbaye, exploitées par des familles paysannes sous contrat féodal d’albergement moyennant le versement de cens en nature, en argent et parfois en corvées. A Ferrandin succéda le greffier Baracant « fermier et agent général de M. l’abbé Frère ». En montagne, l’abbé rencontra des difficultés. Dès 1607, il fallut protéger mieux les alentours de Léoncel (dits parfois « Les réserves de Léoncel ») en restreignant l’accès du bétail des villageois, de la Vacherie. En 1608 l’abbaye se trouva en procès avec Thomas Fabre, dit Séguret, de Beaufort, pour refus de paiement d’un cens. Dans le cadre féodal du contrat d’ albergement, les moines tenaient à jour les terriers, en obtenant et en faisant renouveler devant notaire, la reconnaissance par les tenanciers de la propriété éminente de l’abbaye sur les terres qui leur avaient été confiées. Ainsi en fut-il de 1610 à 1617, puis en 1623 des terriers du Col de Véraut, de Vaugelas, Montclar, Beaufort, Plan-de-Baix et même Saillans (au total les représentants de 102 familles). L’abbatiat de Pierre Frère a été marqué par deux affaires majeures le procès très rude qui l’opposa en montagne à la communauté villageoise de Châteaudouble, et le rachat un peu inespéré du domaine de la Voulpe en plaine.

leoncel-abbaye-31-2Depuis le XVI° siècle, quelques habitants de la Vacherie avaient été autorisés par les moines à exploiter des terres et des prés à Combe Chaude , sur le territoire du Mandement de Châteaudouble, entre les cols des Limouches et de Tourniol. Mais les villageois de Châteaudouble considéraient qu’ils étaient les seuls à y posséder des droits de labour, de bûcherage et de pâquerage. Ils avaient par acte du 13 juillet 1583, associé à leur communauté les dits habitants de la Vacherie, sous condition qu’ils contribuent aux tailles en proportion des terres concédées et travaillées, ce qui avait été accepté par les intéressés. Faut-il rappeler que l’on était alors en plein combat pour une plus grande justice fiscale. En 1627, Pierre Frère accusé par ses adversaires de compter sur l’appui de son frère Claude, Premier président du parlement de Grenoble, revendiqua le droit de l’abbaye à la propriété et à la juridiction seigneuriale sur Combe Chaude. Il engagea les trois ou quatre tenanciers de l’abbaye à refuser de participer au paiement de la taille. Il s’agissait d’une question de droit féodal souvent débattue entre l’abbaye et ses voisins. . Un arrêt du Parlement du 25 juillet 1627 citait les parties à comparaître pour justifier leurs prétentions. En attendant il menaçait d’une très forte amende (1000 livres !) ceux qui troubleraient le plaignant, c’est-à-dire l’abbé « en ladite possession et jouissance » de la Combe Chaude et ceux qui avaient son autorisation de défricher et de cultiver du blé. L’abbé obtint un nouvel arrêt le 28 octobre 1628 interdisant aux villageois de Châteaudouble de soumettre à la taille les cultivateurs qu’il avaient poussés à s’installer sur Combe Chaude. Ce procès devait rebondir sous l’abbatiat de Marc Girard de Riverie, les villageois de Châteaudouble ne désarmant pas.

Dans la plaine, outre la mise à jour de très gros terriers, comme celui de Chabeuil-Parlanges et Valence), outre des procès contre les chanoines de Saint Barnard à propos du domaine de Saint Martin d’Almenc, contre le seigneur de Pizançon à propos du moulin de Charlieu ou contre des particuliers plus modestes, on retiendra le rachat du domaine de la Voulpe à la suite d’un arrêt du Conseil du roi du 16 juin 1641. La complexité de la situation familiale des acquéreurs de la Voulpe en 1565 rendit la démarche particulièrement complexe. Une partie de la procédure n’a pas laissé de traces. Mais nous savons que La Voulpe fut arrentée le 31 mai 1645 par le « fermier et agent général » de Pierre Frère et qu’elle avait donc réintégré le temporel de l’abbaye. L’abbé mourut le 25 octobre 1651 et fut inhumé le 29 dans l’église des cisterciennes de Vernaison à Valence.

1er juillet 2011 Michel WULLSCHLEGER