LEONCEL XIIIème SIECLE (Suite) : AUX EXTREMITES SEPTENTRIONALES DU DOMAINE TEMPOREL

leoncel-abbaye-65.1Deux chartes retenues par Ulysse Chevalier nous renseignent sur les implantations de nos cisterciens de Léoncel dans la plaine de la Valloire, partie occidentale de l’ancienne vallée de l’Isère, rivière dont les accumulations glaciaires du seuil de Rives ont détourné le cours au pied du Vercors. Aujourd’hui nous sommes aux confins du territoire drômois.

Leoncel Abbayeleoncel-abbaye-65.2Au XIIème siècle, deux bulles du pape Alexandre III (1165 et de 1176) citent parmi les possessions de l’abbaye une « grangiam de Lenthio », et celle d’Innocent III de 12O1 la même, dite « grangiam de Lensio ». Plusieurs historiens ont pensé qu’il s’agissait de LENTE, dans le Vercors. Penchant pour LENS-LESTANG, alors hameau de Moras nous avons personnellement donné un avis différent dans le Cahier de Léoncel n° 4. En tout cas les bulles emploient bien le terme de « grange » ce qui permet de penser qu’au moins des frères convers de Léoncel ont séjourné en Valloire. Cette présence et une proximité relative expliquent sans doute, comme l’a souligné Philippe Bringuier, l’ouverture par Albert de la Tour du Pin, pour quarante trentains de brebis de l’abbaye, de pâturages d’hiver dans toutes ses terres à l’exception du Mandement de la Tour.

La charte du 17 avril 1249 , concernant Falcon Brunerii de Lens est complexe mais elle conforte notre interprétation. Elle est rédigée par Lantelme, « archiprêtre du Royans, chapelain et chanoine de Valence » donc membre du chapitre épiscopal. Un mandement pontifical l’a requis pour arbitrer un litige opposant l’abbé Ponce de Léoncel à Falcon Brunerii de Lens. La situation se révèle plutôt complexe.

PONCE, abbé de Léoncel, rappelle que Falcon doit annuellement à l’abbaye un cens en argent de 26 sols et demi, et, en nature, de trois hémines de froment (hémine : un quart de litre), de deux sétiers de châtaignes (sétier de Moras : environ 97 litres) ainsi que de quartauts de vin, pour l’usage de diverses terres et d’une maison à Moras, naguère données à l’abbaye par Clément Fabri, lesquels biens ayant été albergés à Falcon Brunerii par l’abbé Arnaud de Léoncel.
Ponce évoque encore le fait que Falcon perçoit des revenus :
Une hémine de froment et six deniers pour une vigne confiée à Berlion Ruffus, lequel lui donne six autres deniers pour l’utilisation de la maison de Bonus Baillet.
Un sétier de froment d’un tenancier nommé Constantin pour une terre située en haut des Thoschies et pour la moitié d’une autre « s’étendant au dessus de l’orme situé dans la plaine de la maison des lépreux de Lens » (phrase essentielle pour la localisation en plaine de Valloire, comme, bien sûr, la mention de la ville de Moras).
Un autre sétier de froment donné par Pierre Péripariq, pour l’exploitation une châtaigneraie, ainsi que deux sols pour l’usage de la maison du ci-devant Pierre.
De plus, l’abbé affirme que Falcon a entre temps concédé au susdit Arnaud, abbé de Léoncel, tous les biens dont il disposait, tant ceux qu’il possédait sous la clause du droit d’alleu que ceux acquis par achat, et que, de ce fait, il en avait, par le biais de l’abbé Arnaud, accordé à jamais à la maison de Léoncel la jouissance assortie d’un cens annuel de 8 sols . On peut penser que si l’abbaye verse un cens de 8 sols, c’est qu’en réalité et compte tenu de la date de ‘accord elle est elle-même tenancière ou, plutôt, albergataire de biens fonciers appartenant à Falcon.

Enfin l’abbé révèle que depuis trois ans Falcon s’est soustrait au versement de la redevance censuelle. Ce que nie le dit FALCON.

D’où l’arbitrage avec l’engagement préalable des deux parties d’accepter le verdict sous peine d’une sanction de 5O sols. L’archiprêtre écrit « Quant à nous, Lantelme, après avoir, en leur prêtant une oreille attentive, pris connaissance des explications et des arguments avancés pour leur défense par chacun de ceux qui étaient entrés en conflit, et après nous être adressé à des gens d’expérience pour obtenir conseil, nous avons avec l’accord des parties prenantes mis fin au déroulement de ce différend en édictant la sentence suivante : nous prescrivons d’UNE PART que le sieur Falcon se désiste et soit tenu de s’acquitter à jamais auprès du susdit abbé d’une redevance censuelle de vingt-six sols et demi, de trois hémines de froment, de quartauts de vin et de deux sétiers de châtaignes, et qu’il abandonne la maison de Moras, renonçant ainsi pour lui-même et pour les siens aux avantages dont ils bénéficiaient… » et « d’AUTRE PART que l’abbé, quant à lui, non seulement renonce à l’appropriation de ce qui appartient à Falcon mais qu’il soit astreint à lui verser perpétuellement la contribution censuelle de huit sols pour albergement et qu’il lui donne, pour le dédommager de l’abandon des privilèges dont il jouissait une somme de 40 livres, en monnaie de Vienne ou Valence ». Les deux parties acceptèrent le verdict Sur cette charte furent apposés les sceaux de l’abbé de Léoncel, de l’archiprêtre du Royans et de l’archevêque de Vienne. (CART. 160 – RD.8539)
Cette charte souligne laisse présager de l’importance territoriale de l’implantation des cisterciens de Léoncel, en Valloire, en dépit de l’éloignement du site de leur abbaye.

leoncel-abbaye-65.3 Une vingtaine d’années plus tard, en 1268, l’abbé de Léoncel PIERRE vend, au sens moderne du terme, la grange de Lens à Alaman de Condrieu. Il est de nouveau question d’une maison de Moras. « Moi, Alaman de Condrieu, chevalier j’entends porter les faits suivants à la connaissance de tous ceux qui jetteront les yeux sur le présent écrit : alors que par la maison de Léoncel, en la personne de son prieur, le révérend abbé Pierre, fort du plein accord manifesté des membres de la dite communauté et de leur ferme intention de procéder à cette transaction, venait de m’être vendue la grange de Lemps, située dans la paroisse de Serre dépendant du diocèse de Vienne et alors que, ayant réglé en totalité le prix de cet achat en versant au susdit la somme de quatre cent soixante quinze livres viennoises, j’en avais acquis la propriété assortie de tous les droits et privilèges afférents à cette grange, hormis ce qui avait trait à une redevance censuelle de dix sols viennois que la communauté de Léoncel percevait annuellement sur la maison de feu Guillaume Audraa, située dans le bourg de Moras, j’ai, moi, chevalier Alaman, acheteur des biens ci-dessus mentionnés, renoncé à l’appropriation de cette maison et afin d’assurer le salut aux âmes de mes ancêtres, j’ai fait pour toujours offrande à la maison de Léoncel de ces dix sols viennois, à charge pour moi et pour mes héritiers, en tant que tenanciers de lui verser chaque année cette somme à la Toussaint, mais il était expressément entendu au demeurant que ces dix sols acquittés annuellement ne donnaient en aucune façon à la communauté de Léoncel matière à se prévaloir sur les biens vendus, tels qu’énoncés précédemment , de quelque droit de propriété et de jouissance, à revendiquer une quelconque révision tendant à modifier l’acte initial de vente ou à réclamer quelque chose d’autre que les dix sols concernés. Qui plus est, incité à ce geste par ce même souci d’assurer le salut aux âmes de mes ancêtres, j’ai aussi lors de cet achat accordé pour toujours à la maison de Léoncel le droit, tant pour l’abbé lui-même que pour les autres membres de la communauté, qu’il y en ait un seul ou plusieurs à se déplacer, de pouvoir, quand il leur adviendrait de se rendre au monastère de BONNEVAUX ou d’avoir pour destination d’autres lieux, soit plus proches, soit plus éloignés, être hébergés trois ou quatre fois par an, à l’aller comme au retour dans ladite grange avec trois ou quatre cavaliers, et ce, à mes propres frais ou à ceux de mes héritiers, sans que pour autant ce privilège ainsi octroyé puisse permettre à la maison de Léoncel de s’arroger sur cette grange quelque droit de propriété et de prétendre profiter de quelque manière pour leur usage des ressources qu’elle offre en partage. J’ai en outre, moi, chevalier Alaman, déféré aux exigences du susdit abbé de Léoncel qui, en tant que représentant de sa communauté, en soutenait ainsi les intérêts, en prenant engagement et en faisant promesse, en mon nom et en celui de mes héritiers, d’être, toujours là, quel qu’en soit le lieu, pour défendre dans la mesure de mes forces la maison de Léoncel, que la menace du danger pèse sur ses membres ou sur ses biens. Cet acte fut rédigé à Moras, en la maison de Marnans le jeudi après la Pentecôte en l’année 1268 de notre seigneur. Du reste, pour asseoir plus solidement pour l’avenir tout ce qui a été énoncé précédemment et pour en perpétuer le souvenir, j’ai, quant à moi, chevalier Alaman de Condrieu, entouré en quelque sorte la présente charte du rempart de mon sceau dont je l’ai fortifiée. » ( CART. 231 – RD.10650). Traductions Jacques Michel ancien professeur de latin-grec au lycée Claude Bernard de Villefranche sur Saône.

leoncel-abbaye-65.4  Le montant de la transaction, 475 livres, s’avère très élevé. Nous n’avons comme point de comparaison que la charte de Lantelme de Gigors de 1244 qui estime à 15 livres la valeur de deux trentains et demi de moutons, soit 75 bêtes. Avec le prix de la grange de Lens on aurait donc pu acheter à la même date un énorme troupeau de 2375 bêtes. En 24 ans les prix ont-ils évolué ? Pas trop, sans doute !
En tout cas, l’abbé Pierre a bien vendu la grange de Léoncel en Valloire. Or, il était interdit d’aliéner un bien cistercien. En 1276 le Chapitre général de Cîteaux condamna l’abbé de Léoncel, mais aussi celui de Bonnevaux, en tant que « père immédiat » de Léoncel. L’Assemblée déclara que les anciens abbés de Léoncel et de Bonnevaux s’étaient rendus coupables de nombreux et graves excès, qu’ils avaient mal gouverné leurs monastères et qu’ils méritaient une sentence de « déposition ». Ils n’exerceraient plus à l’avenir aucune charge et demeureraient inéligibles, à moins d’une dispense du Chapitre général. Ils devaient restituer les biens dont ils avaient dépouillé leurs monastères et s’ils ne le faisaient pas d’ici à la Toussaint, ils seraient excommuniés. (RD 11587). L’abbé Pierre a rapidement disparu de nos chartes.

Les Amis de Léoncel ont aisément retrouvé sur la carte à 1/25000 de Beaurepaire, puis sur le terrain, au nord de Lens-Lestang, les toponymes des deux Ormes (le Petit et le Grand) ainsi que la Maladière (quartier de la maison des lépreux). Ils ont visité Moras , Lens-Lestang et aussi Lentiol (tout proche, mais aujourd’hui en Isère). Pour autant, ils n’ont pas de certitude sur le site exact de l’ importante grange tenue par les cisterciens de Léoncel au moins de 1165 à 1264. L’acheteur, Alaman de Condrieu, a laissé des traces dans l’histoire du chapitre cathédral de Vienne. La recherche continue pour localiser ce domaine à jamais perdu pour notre abbaye.

leoncel-abbaye-65.5 Non loin de Lens, sur le territoire de l’actuelle commune de MONTCHENU, le 2 mars 1263, le prieur Pierre et le couvent de Marnans, cèdent à l’abbé André et au monastère de Léoncel, la cinquième et la sixième partie du bois de Charamays et le tiers du Feus, sous le cens annuel de 20 sols de monnaie de Vienne payable à la Saint André. Ils réservent à leur maison, à ses membres, ainsi qu’aux paroissiens d’Arfoliae le droit de ramasser les herbes des pâturages, les feuilles et les branches sauf de la Saint-Michel à Noël quand les châtaignes et les glands sont mûrs. Il est intéressant de noter que l’on précise que si apparaissent des difficultés, elles ne pourront être réglées que par l’intervention de l’archevêque de Vienne ou du seigneur laïque de Montchenu. Et non par référence aux privilèges accordés par Rome aux cisterciens. (CART. 210-RD 9961). A cette date le prieuré de Marnans abrite un collège de chanoines augustins. En 1286, Marnans se donnait au nouveau monastère de Saint-Antoine devenu par décision de 1247 du pape Innocent IV une maison de chanoines réguliers sous la règle de saint Augustin, avant d’être promu chef d’ordre du nouvel ordre des ANTONINS fondé par un par Boniface VIII, en 1297. (Cahier de Léoncel n° 19)
Enfin, plus au sud et en 1266, Jacques Jordani, prieur de Léoncel a racheté pour 26 livres viennoises, deux cens de huit sols et de 4 sétiers une hémine de froment dus par la maison de la Part-Dieu sur diverses terres appartenant à Lambert de Margès, chevalier et à son épouse Chaberte, ainsi qu’à François, Audibert et Humbert, les fils d’Hélye, sœur de Chaberte. Nous n’avons pas d’autre précision sur la situation géographique de ces terres. L’affaire se traite à ROMANS, dans la maison d’un chanoine de Saint-Barnard et en présence d’un chanoine de Saint-Donat. Faut-il redire que le rachat d’un cens renforçait la maîtrise de l’abbaye et le pouvoir de ses archives ?

1er Mai 2014. Michel Wullschleger