XIVe SIECLE : DES SIGNES DE DECADENCE.

 

leoncel-abbaye-134Pour l’essentiel, ce texte résume une intervention au colloque de 1993 (Cahier n° 10) du Père Jean de la Croix Bouton, moine cistercien de l’abbaye d’ Aiguebelle et membre très présent de l’équipe de recherche historique des Amis de Léoncel. Une analyse plus précise de la réaction du pape Benoît XII en 1335 et 1336 a été ajoutée.
Rappelant le sujet du précédent colloque « Lumières et ombres sur le XIII° siècle », l’auteur constate que, au XIV° siècle, les ombres s’étendent. Ce n’est pas propre à Léoncel, mais un fait général. Dom Julien Paris auteur du « Premier Esprit de l’Ordre de Cîteaux », écrit : « Dès ces temps-là, c’est à dire sur la fin du second siècle de l’Ordre, les abbés et les religieux commencent à s’écarter de l’humilité, de la simplicité et de la ferveur du premier esprit de leurs Pères. Leurs premiers égarements furent la multitude, la magnificence et la superfluité de leurs bâtiments, la multiplication et l’accroissement de leurs revenus et leur trop grand commerce avec les séculiers ». Et il cite le fameux discours de l’abbé Juste, prononcé dans un chapitre général vers 1303 : « Qui ne voit la superfluité de nos édifices ? Et qui, en les voyant, ne se scandalise ? Pour ce qui est de l’art, on les dirait inventés par Dédale, pour leur grandeur, on les croirait construits par des géants, quant aux dépenses, il semblerait qu’il a fallu un Salomon pour les couvrir ».

leoncel-abbaye-234Léoncel ne peut se reprocher une superfluité de ses édifices en ce qui concerne le monastère. Mais il y a toutes les autres constructions, granges et celliers. Surtout on peut rappeler à son sujet le poème de Hugues  de Berzé, composé peu après 1200, dans lequel, après avoir rendu hommage à la ferveur des moines blancs (les cisterciens), il sigmatise leur cupidité :
« S’ils peuvent plain pie de terre
Sur leurs voisins par plait conquerre
C’est sans merci qu’ils le feront »

Le Cahier culturel du Parc du Vercors n° 5, les Cahiers de Léoncel n° 2 et n° 7 soulignent l’extension permanente du domaine temporel de Léoncel, notamment au XIII° siècle. Bernard Jobin écrit dans le n° 7 « L’abbaye suit la pente dangereuse qui l’éloigne de ses origines ».
Pour Jean de la Croix Bouton, le XIV° siècle confirme cette forme de décadence. « Car décadence, il y a. Les moines sont trop riches, aussi vont-ils devenir pauvres. Les frères convers à qui était confié l’entretien des terres se font moins nombreux. Les moines n’ont plus les moyens d’entretenir ces vastes terres qui commencent à être revendiquées par les voisins et que souvent les descendants des donateurs veulent récupérer. D’où, procès sur procès! ».

leoncel-abbaye-334Pourtant la réputation des moines de Léoncel se maintient encore, comme en témoignent des donations importantes faites en 1300-1302 à Côte Blanche et à Charchauve, l’acquisition d’une maison à Romans, au quartier de la Bastie, une ancienne fortification qui défendait la porte dite de Maloc, acquisition facilitée par l’archevêque de Vienne, seigneur temporel de la ville et qui allait se révéler très utile pas la suite lorsque les moines auront besoin de trouverun refuge à l’écart de Léoncel et de la Part-Dieu, ou encore de nombreux accords transactionnels. On peut noter celui, très important, mais quelque peu subi com e nous l’avons vu, que les moines passèrent avec le comte de Valentinois en 1303. Et ceux qu’ils obtinrent de l’évêque de Die en 1308, à propos de dîmes sur la production de vin au cellier du Monestier Saint-Julien (futur Beaufort sur Gervanne); du baron de Montauban à propos de la Part-Dieu en 1309, puis en 1317; du châtelain d’Eygluy en 1312 et 1315 au sujet des pâturages d’altitude; des chanoines de Valence à propos de dîme. Ou encore à propos d’un champ de Chatuzange en 1325, ou de problèmes rencontrés à Combe Chaude et à Côte Blanche.
« En 1332 furent passés des baux emphytéotiques. Les religieux n’étaient plus qu’au nombre de sept et ne pouvaient s’occuper de tous leurs domaines. On signale, par ailleurs, que leur vie était assez relâchée. Ce n’était pas particulier à Léoncel et les « Annales d’Aiguebelle » stigmatisent les maisons où les moines étaient devenus « propriétaires », « Les revenus de l’abbaye se partageaient entre eux et chacun recevait une portion déterminée de blé, de pain, de vin ou d’argent dont il disposait à son gré, faisant son petit ménage, se fournissant à lui-même ses vêtement, pourvoyant à sa nourriture et avait, au besoin, son cheval à l’écurie. Quelques uns, même, allaient jusqu’à faire des échanges, vendaient, achetaient, voire se livraient au commerce pour augmenter leurs revenus au grand péril de leur âme ». Plusieurs chartes de notre cartulaire suggèrent que ce type de partage n’était pas étranger à Léoncel, certains moines paraissant agir à titre personnel dans des opérations foncières.

Le pape d’Avignon Benoît XII, né Jacques Fournier, successivement moine et abbé cistercien de Fontfroide, puis évêque de Pamiers, très attentif à l’accomplissement de sa charge pastorale (comme le montre sa célèbre enquête sur les habitants du village de Montailou, aujourd’hui en Ariège), lança un cri d’alarme, dans la bulle « Fulgens sicut stella matina » datée de 1335 et dans d’autres recommandations en 1336 . Pensant que l’Ordre de Cîteaux avait encore la capacité de réagir, il voulait l’éloigner de la pente dangereuse sur laquelle il s’était engagé. Il exigeait la réintroduction de la libre élection des abbés, la tenue régulière du chapitre général auquel chaque abbé avait le devoir d’assister et le rétablissement des visites des pères immédiats, dans l’esprit de la Charte de Charité d’Etienne Harding. Il ordonnait la fin de pratiques jugées abusives et exigeait l’abandon des cellules individuelles et le retour au dortoir commun, le port exclusif de vêtements de coupe et de couleur « monastiques », l’arrêt de la consommation de viande, une plus grande rigueur quant aux sorties du cloître, limitées à des raisons strictement impérieuses, la restauration de l’idéal de pauvreté et, donc, l’interdiction d’avoir un pécule sous quelque forme que ce soit et de percevoir une partie des revenus, enfin une conduite de la gestion des biens temporels dans l’esprit de ceux qui n’en sont pas les propriétaires mais les administrateurs provisoires. Il donnait des instructions claires au sujet des aliénations, ventes, locations acquisitions et emprunts).
L’ancien moine et abbé cistercien a occupé le trône pontifical de 1334 à 1342.

Le l° septembre 2010, Michel WULLSCHLEGER.