L’ECHEC DES VILLAGEOIS DE CHARPEY

leoncel-abbaye-63.1  Ce texte a été construit à partir de la traduction, par Jacques Michel, ancien professeur de latin et de grec au lycée Claude Bernard de Villefranche sur Saône, de plusieurs chartes du cartulaire de Léoncel (voir n°62).

Le premier témoin cité par les syndics de Charpey est Arnaud de Monte Regali. Tenu par serment et minutieusement interrogé, il déclare, en ce qui concerne le premier point développé par l’abbé, que pendant 20 ans il a vu de ses propres yeux les gens de Charpey conduire leurs troupeaux sur le territoire de Combe Chaude, dans l’étendue de pâturages délimités par l’abbé et qu’ étant lui même berger au service de certains villageois de Charpey, il gardait les ovins en ces mêmes lieux. Puis, alors qu’on lui demande si des membres de la communauté de Léoncel s’en prenaient aux habitants de Charpey et les empêchaient d’user librement de la jouissance des susdits pâturages, il affirme qu’à deux reprises il a été lui-même personnellement victime de tracasseries, en désignant notamment comme trublion un certain Virro, frère convers de l’abbaye dont il a subi lui-même les provocations, et comme on veut savoir combien de temps s’était écoulé depuis ces évènements, il estime qu’ils remontent pour le moins à une dizaine d’années environ. Il certifie enfin en réponse à une nouvelle question que son témoignage n’est inspiré ni par la haine, ni par la crainte.

Lui succède alors tout un groupe d’autres témoins qui interviennent chacun à son tour. Guillaume Doyeti déclare d’une part qu’ il a vu les gens de Charpey conduire leurs troupeaux de moutons dans les pâturages en question et qu’il a aussi remarqué que le seigneur Grenos menait paître en ces mêmes lieux son bétail composé de vaches et de chevaux, et, d’autre part, comme on l’interroge sur le point de savoir si d’une manière générale les moines de Léoncel ont brimé les gens de Charpey, il dit qu’il n’en a pas connaissance, mais que depuis quatre ou cinq ans environ, ils les importunent en perturbant pour eux la libre jouissance de ces pâturages. A la suite de quoi, alors qu’on lui demande de quel Mandement fait partie le plateau de Combe Chaude, il répond que c’est, d’après cc qu’il a entendu dire, de celui de Charpey. Et il met un terme à son témoignage en assurant que la haine n’a en rien influencé la nature de ses propos. Durand Furmecerii, quant à lui, confirme en tout point ce qu’a dit le premier témoin, en précisant qu’à son avis, ces faits remontent certainement à une quinzaine d’années.

Jean Grasseti déclare pour sa part que pendant vingt ans, il a vu les gens de Charpey conduire leurs troupeaux de moutons, de vaches et de chevaux dans les lieux précités et en être chassés par les membres de la communauté de Léoncel à une époque remontant à une quinzaine d’années. Mais les villageois y revenaient incontinent. D’après ce qu’il a entendu dire, il croit que le territoire de Combe Chaude fait partie du Mandement de Charpey. A son tour, Jacques Berbieri affirme avoir pendant cinquante ans et même davantage constaté que les villageois de Charpey ont eu, sans se heurter à une opposition émanant de l’abbaye de Léoncel, libre jouissance des pâturages concernés où ils menaient paître l’ensemble de leur bétail composé de moutons, de vaches et de chevaux et que, en retour, quand les gens de Léoncel remarquaient l’aspect souffreteux de certains de leurs animaux présents en ces lieux, ils leurs demandaient de les en retirer, ceux-ci s’exécutaient sans broncher.
Pierre Achardi confirme les propos du premier témoin, sauf qu’il s’en démarque sur un point, en soulignant qu’il n’a pas été personnellement victime des agissements coupables fomentés par les membres de la communauté de Léoncel, hormis l’année précédente où ils l’ont fait déguerpir avec son troupeau en le poursuivant jusqu’au lieu connu sous le nom de Traus, en ajoutant toutefois, par souci de vérité, qu’il lui était revenu aux oreilles que pendant une certaine période remontant à une dizaine d’années environ, ils s’en étaient pris aux habitants de Charpey en les expulsant des pâturages en question, et il achève son témoignage en formulant dans les mêmes termes la même appréciation que Durand Fumicerii à la fin du sien., concernant la date de ces expulsions.

leoncel-abbaye-63.2Jean Torenez déclare avoir pendant trente deux ans observé que les moines n’ont ni cherché à faire obstacle, ni tenté de s’opposer aux gens de Charpey, quand il les voyaient arriver en ces lieux de pâturage avec leurs troupeaux composés exclusivement de moutons et de brebis accompagnées de leurs petits, mais il avoue toutefois que court une certaine rumeur les accusant de les avoir, à une époque remontant à quelque trois ans, chassés du territoire de Combe Chaude et que pour sa part il les a une fois aperçus en train de tondre les moutons d’autrui.
Enfin Vincent Peslerii qui, comme il le précise, a pendant dix ans gardé ses moutons dans les mêmes pâturages, affirme que pour l’avoir pendant dix-sept ans constaté de ses propres yeux, les villageois de Charpey ont eu pour leurs troupeaux libre jouissance des lieux en question, sans être ni inquiétés, ni importunés par les gens de Léoncel.

Après quoi, les syndics demandent avec insistance aux députés d’assigner à comparaître deux témoins absents et d’arrêter une date et un lieu de leur audition. Accédant à leur requête, les députés fixent l’audience au mercredi après la Pentecôte en stipulant qu’elle se déroulerait à Léoncel, et ils décident aussi la tenue d’une autre séance au col des Limouches, le samedi après la Pentecôte pour débattre contradictoirement « de jure » et « de facto » et pour terminer les interrogatoires.

En conséquence, le jour dit se présentent les deux témoins antérieurement absents qui, tenus par serment et minutieusement interrogés, répondent comme suit aux questions posées. C’est d’abord Pierre Magnani qui déclare qu’il ne sait rien, sauf qu’à une certaine époque remontant à une vingtaine d’années, alors même que se déroulait un conflit opposant l’évêque de Valence aux seigneurs Hugues de Barrano et Girard Basteti, il a vu quelques villageois de Charpey gravir avec leurs troupeaux les pentes de la montagne de Léoncel, puis les redescendre, et qu’il n’ pas été témoin ni de mauvais traitements infligés par les moines aux gens de Charpey, ni de l’expulsion hors des pâturages en question de leurs troupeaux, mais d’après ce qu’il a entendu dire les membres de l’abbaye se sont livrés à de tels agissements voilà une quinzaine d’années et peut-être davantage.
C’est ensuite Guillaume Moralli qui affirme qu’à une époque remontant au moins à une quinzaine d’années et peut-être davantage, il a deux ou trois fois aperçu des villageois de Charpey garder leurs troupeaux de jeunes brebis dans les susdits pâturages, sans y constater la présence d’autres de leurs animaux, que pour sa part il ne les a jamais vu être victimes de tracasseries ou de brimades imposées par les moines de Léoncel, ni être chassés par eux des lieux où ils menaient paître leurs troupeaux, hormis en une seule occasion où ils avaient été expulsés des pâturages situés au col de Tourniol qui pourtant, relève notoirement du Mandement d’Eygluy, et que s’il lui fallait déterminer laquelle des deux communautés en conflit devrait avoir gain de cause, c’est, à son avis, celle qui a le droit pour elle.

Puis, en cette même année, le lundi après la fête anniversaire de la bienheureuse Marie, jour où ont été assignés à comparaître en audience le vénérable abbé de Léoncel et les syndics représentant les intérêts des villageois de Charpey, se présentent d’une part, en tant que procureur de l’abbaye et de l’ensemble de ses membres, le frère Pierre de Romans muni, en gage de bonne foi, d’un document frappé du sceau de la maison de Léoncel et commençant par ces mots « Nous, frère Giraud… », et d’autre part, en qualité de syndics intervenant au nom de tous les habitants de Charpey, Rostan Jacquemon Pierre d’Esparvier (Sparverio) et Hugo Peyracha. La présence de Pierre d’Esparvier est intéressante, nous l’avons souligné dans le numéro 62.

Les pièces justificatives des droits des uns et des autres sont alors remises aux députés, lesquels à dessein de trancher en la matière d’une façon catégorique et péremptoire, fixent comme jour pour une prochaine audience tenue au cloître de Châteaudouble, le lundi tombant deux semaines après la Saint Michel, en demandant à chacune des deux paries de leur faire parvenir tout nouveau document sept jours auparavant, mais en fait ils vont devoir , en raison de nombreuses affaires à traiter, repousser cette date jusqu’au jeudi après la fête du bienheureux saint Martin (11 novembre).
En ce jour donc et au lieu convenu se présentent conjointement le vénérable abbé Giraud et Pierre Boneri, syndic, lequel remet quelques autres pièces justificatives qui selon lui n’ont pas pu être transmises dans les délais en raison de l’absence des députés. Ces derniers fixent alors pour le prononcé de la sentence le lundi avant la fête de la Saint-André (30 novembre) et comme lieu le cloître de Châteaudouble en, en notifiant aux deux parties d’avoir à fournir au châtelain de Châteaudouble pour le mardi précédent les derniers documents témoignant de leurs droits et en signifiant qu’au delà de ce jour, leurs arguments ne seraient plus entendus ni reçus. Aussi au jour et au lieu susmentionnés se présentent les deux parties lesquelles, comme il leur était demandé si elles avaient quelque chose à dire ou à ajouter, répondirent l’une et l’autre qu’elles n’avaient rien d’autre à déclarer, hormis le fait que la seule chose qui les intéressait c’était d’entendre l’énoncé de la sentence.
« C’est ainsi que moi, Ponce de Balisteri de Châteaudouble, notaire public du noble seigneur Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, ayant consigné sous forme de notes tous ces évènements au fur et à mesure de leur déroulement et en ayant trouvé trace dans un certain écrit rédigé par Pierre Arvieu, j’en ai de ma propre main exécuté la transcription de manière à établir un document public sur lequel j’ai, outre ma signature habituelle, apposé mon sceau personnel dans les fibres du parchemin ».

leoncel-abbaye-63.3La charte 254 du Cartulaire d’Ulysse Chevalier fait état de la sentence prononcée au détriment de la communauté de Charpey et à l’avantage du monastère de Léoncel.
« C’est en l’année 1284 de notre Seigneur, le lundi avant la fête du bienheureux saint André, que se situent les faits ci-dessous rapportés. La rancune et le ressentiment avaient au fil du temps alimenté et avivé le différend ayant abouti au procès où s’affrontaient alors d’une part le vénérable frère Giraud, abbé par la grâce de Dieu de l’abbaye de Léoncel inféodée à l’ordre des cisterciens, qui s’exprimait au non du monastère, et d’autre part Pierre Boneri, syndic, qui avait la charge de représenter les intérêts de la communauté villageoise de Charpey. En ce qui concerne précisément la nature de ce désaccord, l’abbé soutenait en effet que la maison de Léoncel dispose de toute faculté de mener paître ses troupeaux sur le territoire de Combe Chaude, à condition, bien entendu de ne pas en dépasser les limites, étant donné que lui appartient de plein droit cette étendue de pâturages sise en ce lieu, qu’elle en a fait usage pendant dix, vingt, trente, cinquante ans et même davantage, sans qu’on ait mémoire que pendant tout ce temps quelqu’un s’y soit opposé, et que ce droit de jouissance résulte de donations qui dans le passé lui ont été faites par les seigneurs de Châteaudouble et qui ont été par la suite confirmées par décision des plus hautes autorités de Rome, alors qu’à l’inverse, le syndic Pierre Beneri, réfutant en bloc toutes ces allégations, assurait entre autres certitudes que les villageois de Charpey avaient eu pendant une dizaine d’années libre accès aux pâturages de Combe Chaude pour y conduire leurs troupeaux. C’est alors, que, au terme de toutes ces controverses, le seigneur Aynard de Chabrillan et Guillaume de Bajuli, châtelain de Crest, que le noble seigneur Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, avait désigné comme députés, statuant sur toutes les questions qui faisaient objet de litige, après avoir minutieusement examiné tous les points particuliers qui avaient été exposés, et l’ensemble des arguments qui avaient été développés, après avoir été exposés les témoignages fournis par chacune des deux parties, après avoir pour l’une et pour l’autre consulté les pièces justificatives de leurs droits, après avoir compulsé tous les documents et après avoir, à la lumière de leurs investigations délibéré et s’être concertés, en vinrent en ce jour qui avait été fixé d’une manière irrévocable pour marquer la fin de ce procès , à clore cette affaire et, ayant les sacro-saintes Ecritures étalées devant eux, ils tranchèrent en dernier ressort en rendant la sentence suivante « attendu que l’argumentation du syndic Pierre Boneri s’est avérée ne pas mériter crédit, ils enjoignent aux villageois de Charpey de cesser d’importuner et de harceler le vénérable abbé de Léoncel au sujet des pâturages situés sur le territoire de Combe Chaude et, à dessein de leur imposer à tout jamais silence leur ordonnent de se garder désormais de protester, ils décrètent ne retenir aucune charge contre l’abbaye à laquelle par l’entremise de l’abbé représentant les intérêt de sa communauté et plaidant en son nom, ils confèrent la jouissance des susdits pâturages et ils se réservent le droit d’apprécier l’ensemble des frais liés au procès. »
Cette sentence fut prononcée en l’église Saint-Michel de Châteaudouble, en présence, à titre de témoins , de Humbert de Orchano, de Bernard Sextor de Crest, de Hugo Raynaud, de Hugo Secussia et de son frère Richard, de Hugo de Blagnac, de Guigues Arvieux et de nombreux autres, dont Pierre Balisteri de Châteaudouble, notaire public d’Aymar de Poitiers, comte de Valentinois.

La charte 256 du Cartulaire de Léoncel fait état d’un document attestant l’incrimination des villageois de Charpey au sujet des pâturages de Combe Chaude.
« Que tous, considérés dans leur ensemble ou pris individuellement sachent qu’en l’année 1285, de notre Seigneur, quatre jours avant les nones du mois de mars, en présence d’une part du seigneur Aynard de Chabrillan et de Guillaume de Bajuli, châtelain de Crest, et d’autre part de noble seigneur Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, le frère Martin de Genève, cellerier de la maison de Léoncel, s’adressant à moi, notaire public, m’a remis, rédigé sur papyrus et frappé des sceaux des susdits Aynard et Bajuli, un certain document dont la teneur, SI L’ ON EXCEPTE LA DERNIERE PHRASE, reprenait intégralement celle de la charte relatant les évènements survenus en l’année 1284 entre le lendemain de l’Ascension et le lundi avant la fête de la Saint-André, et m’a demandé d’en transcrire le texte mot à mot de manière à établir une pièce officielle, ce dont je me suis acquitté. Les faits ci-dessus eurent lieu à Crest, en présence d’une part comme témoins de Pierre de Trois Anes et de Jean Vellon ainsi que d’autre part de moi-même, Ponce Balesteri, notaire public du noble seigneur Aymar de Poitiers, comte de Valentinois.»

L’historien ne saura jamais comment avait été modifié le texte de la sentence. Et il le regrette. Comme on pouvait le prévoir, et en dépit du soutien que l’abbaye apporte à l’évêque de Valence et Die dans le conflit qui l’oppose au comte de Valentinois, (« guerre des Episcopaux »), la justice comtale manifeste la solidarité des privilégiés de haut rang aux dépens des prétentions villageoises, même défendues par la petite noblesse.
Mais l’appel de l’abbaye à la justice comtale, logique, puisqu’il ne s’agit pas de la seigneurie et du Mandement d’Eygluy, sur le territoire duquel se trouve le site de l’abbaye de Léoncel, a certainement réjoui le comte de Valentinois qui est également, on peut le rappeler, seigneur d’Eygluy et de Quint, comme il aura l’occasion de le manifester vigoureusement au début du XIV° siècle.

1er mars 2014 Michel Wullschleger.