Que savons-nous de la fondation de Léoncel?

 Les chroniques de Léoncel, 5

Pour la fondation proprement dite, nous disposons, d’une part, de plusieurs récits relevant de l’hagiographie et, d’autre part, de quelques textes adressés à l’abbaye depuis 1141 jusqu’aux années 1150. Mais nous n’avons pour les mêmes années, et c’est regrettable, ni texte émanant du monastère, ni source narrative indiscutable. Il convient pourtant de rappeler que les « Annales cisterciennes » admettent pour cette fondation la date du 23 août 1137, comme le signale le Regeste Dauphinois d’Ulysse Chevalier (Tome I, n° 3581).

Les sources narratives

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Le moine cistercien Anselme Dimier a donné une nouvelle traduction du récit hagiographique rédigé par un moine de Bonnevaux, peu après 1150. Intitulé « Un grand seigneur dauphinois humble moine de Bonnevaux », ce texte raconte la vie d’Amédée de Clermont, apparenté aux dauphins de Viennois et puissant seigneur d’un territoire aujourd’hui plus connu comme celui du facteur Cheval : celui d’Hauterives. Désigné sous le nom d’Amédée d’Hauterives, comme par ailleurs son fils, futur abbé cistercien de Hautecombe, puis évêque de Lausanne, il était entré à l’abbaye de Bonnevaux en 1119 et vécut jusqu’en 1150. Le dernier chapitre du récit, « Comment Amédée construisit en divers temps au prix de grandes fatigues les quatre premières abbayes que Bonnevaux engendra spirituellement », affirme qu’il pressait l’abbé Jean de fonder des abbayes filles et qu’il avait dirigé les premiers travaux nécessaires à Mazan en Vivarais en 1120, à Montpeyroux en Auvergne en 1126, à Tamié en Savoie en 1132 et à Léoncel en Valentinois en 1137, tout en impliquant dans leur financement les seigneurs locaux desquels il sollicitait des dons.

En 1888, le chanoine Nadal publiait un Essai sur les origines monastiques dans le diocèse de Valence, travail d’historien quelque peu parfumé d’hagiographie. Dans la partie qu’il consacre à Léoncel, il évoque l’arrivée d’Amédée d’Hauterives à Bonnevaux, en compagnie de 16 gentilshommes et affirme que « le saint abbé de Bonnevaux n’eut pas de disciples plus humbles, plus fervents, plus généreux : ce fut avec son concours, par ses soins et par ses libéralités qu’il fonda quatorze monastères de son ordre, entre autres celui de Léoncel ». Ainsi Amédée, peut-être avec le titre de « supérieur », mais non celui d’abbé de Léoncel, aurait acquis à ses frais le « local » (le terrain), fait construire quelques cellules et pourvu aux besoins vestimentaires et alimentaires des moines bâtisseurs. L’auteur évoque la possible participation des dauphins, des comtes de Valentinois et de plusieurs seigneurs du voisinage.

On a parfois fait état d’une intervention de la famille « de Lionne », originaire de Saint-André en Royans et anoblie au… XVIe siècle, notamment parce que le ruisseau de Léoncel, comme on le nommera plus tard, a souvent été appelé Lionne, un des sens de ce mot pouvant être simplement « cours d’eau ». On trouve Fontis Leone en 1150 (fontaine ou source de la Lionne), abbatia fontis Lionne en 1154 (abbaye de la source de la Lionne) et souvent Leoncellum, Lyoncellum (celle ou monastère de la Lionne).

Les documents d’archives

L’historien s’appuie sur les faits évoqués dans les chartes originales ou sur des textes certifiés authentiques par des experts, hauts personnages ou juristes qui ont apposé le mot « Vidimus » (« nous avons vu ») les uns et les autres constituant le chartrier du monastère. On peut se pencher ici sur les six premières chartes datées de 1141 aux années 1150, recensées dans le recueil très précieux que le chanoine Ulysse Chevalier a nommé Cartulaire de l’abbaye Notre-Dame de Léoncel au diocèse de Die, de façon un peu abusive puisqu’il s’agit en fait d’un choix personnel de 301 chartes, opéré dans un ensemble plus imposant. Son « cartulaire » a été publié en 1869, alors que les volumes de son non moins remarquable Regeste Dauphinois se sont succédé entre 1913 et 1926, d’où la possibilité de petites rectifications concernant la date de certains documents d’une parution à l’autre.
La première charte connue est une bulle du pape Innocent II datée du 4 janvier 1141. Le pape prend « sous la protection de Saint-Pierre et la sienne le monastère de la bienheureuse Mère de Dieu de Léoncel » avec ses biens et ses revenus présents et futurs et exempte les moines du versement de dîmes tant aux clercs qu’aux laïcs. Les indications portées sur la bulle elle-même militent pour 1141 « Incarnationi M.C.XL. primo, pontificatu vero domini Innocenti pape II anno XII ». Le texte dit bien « PRIMO » et « ANNO XII° », mais il faut rappeler que l’année commençait alors à Pâques, qu’au 4 janvier l’année 1141 était largement entamée et que l’on trouve parfois chez les historiens modernes par ajustement la référence de 1142. En tout cas, la douzième année d’un pontificat commencé en 1130 est bien celle de 1141. Cette date souligne la faible durée de l’abbatiat du premier abbé de Léoncel, Burnon de Voiron, peut-être ancien prieur de Bonnevaux. En effet, le pape adresse la bulle du 4 janvier 1141 à « Falcon, abbé de Léoncel et à ses frères ». Le seul texte évoquant Burnon est une charte plus tardive, n° 11 du « cartulaire » d’Ulysse Chevalier et datée de 1163. Elle fait état de legs de Raymond de Châteauneuf et rappelle qu’il avait déjà fait don à l’abbaye, « longtemps avant » d’une condamine située à Alixan, don effectué en présence de l’abbé Burnon. Par contre Falcon devait gouverner Léoncel pendant plus de 20 ans.

Au total on peut admettre qu’Amédée d’Hauterives a conduit pendant un certain temps les opérations d’installation matérielle du monastère, avec ou sans le titre de « supérieur », que le premier abbé de Léoncel, Burnon, nommé lors de la constitution de la communauté monastique, a dirigé l’abbaye pendant un temps relativement court, jusque dans le cours de l’année 1141 puisque la bulle d’Innocent II est datée du huitième ou du neuvième mois de cette année et a déjà pour destinataire Falcon.

Adressée également à Falcon et à ses frères par le pape Eugène III le 26 mars 1147, une autre bulle pontificale constitue le deuxième texte retenu dans le « cartulaire ». Ce pape étend à son tour sa protection apostolique sur l’abbaye et sur ses biens présents et futurs, sur ses granges et ses celliers.

Dans le troisième texte daté « vers 1147 » Adémar de Poitiers, comte de Valentinois, accorde à l’abbaye de Léoncel « située dans une montagne de ses domaines » le secours de sa protection pour les animaux qui transportent aux frères tout ce dont ils ont besoin. Il interdit de s’en emparer et de molester leurs conducteurs. On peut rappeler que l’abbaye s’est implantée sur les extrémités nord du mandement d’Eygluy, seigneurie des comtes de Valentinois (voir notre précédent article)

On trouve ensuite trois chartes accordant des privilèges d’ordre économique : exemptions de péages, de leydes et de servitudes. L’une regroupe les interventions de trois évêques successifs de Valence (également comtes de Valence, mais non de Valentinois) : Eustache, puis l’ancien abbé de Bonnevaux, Jean entre 1141 et 1145 ou 1146, et encore Bernard, ancien prieur de la Chaise-Dieu. Ils sont imités avant 1150 par Guillaume, seigneur de Clérieu, étonnant personnage, peut-être pourvu plus tard, au titre d’un bénéfice, de l’abbaye Saint-Felix de Valence, enfin en 1154 par Raymond de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, qui accorde les mêmes exemptions et le libre parcours, sous la protection de ses bailes, des personnes et des animaux de l’abbaye, sur la terre et sur l’eau, ce qui apparaît essentiel pour un éventuel ravitaillement en sel du Midi.

Entre temps, en 1150, une donation importante offre au monastère la terre de Parlanges dans la plaine de Valence. Nous l’évoquerons à nouveau dans peu de temps.

On voit que l’abbaye de Léoncel a bénéficié d’appuis non négligeables. Mais l’évidence s’impose de la disparition de pièces importantes, parmi les plus anciennes. Nous devons admettre que, s’agissant de la fondation de l’abbaye, nos connaissances restent réduites.

1er avril 2009, Michel Wullschleger

 Note :

On peut télécharger la traduction de la Vie d’Amédée d’Hauterives, parmi d’autres documents sur le site de l’abbaye de Tamié : introduction et traduction.