LES PREMIERS ABBÉS DE LEONCEL (1137-1236)

leoncel-abbaye-122A la différence des chartreuses dirigées par de simples prieurs dans une volonté affirmée de modestie, les monastères cisterciens étaient gouvernés par des abbés, élus par les moines de chœur de leur établissement, les seuls ayant « voix au chapitre ». La crosse de l’abbé rappelle son rang, assimilé à celui d’ évêque. Dans l’ordre de Cîteaux, le titre de prieur désigne le second de l’abbé, également élu par ses pairs et qui peut être appelé à le remplacer en cas d’absence. A une exception près, nous connaissons peu ou mal les 17 premiers abbés. Il est vrai que la plupart de nos chartes traitent essentiellement de problèmes temporels.

Le premier abbé de Léoncel, Burnon de Voiron ( 1137-41), ancien prieur de Bonnevaux , nous est connu par une seule charte de 1163 traitant d’une donation de terres au Mandement d’Alixan, en plaine de Valence. Raymond de Châteauneuf sur Isère sentant que sa mort approche, donne certains de ses biens aux monastères de Saint-Ruf et de Léoncel. Dans les dernières lignes, ce texte évoque une première donation faite « longo tempore prius » (« bien longtemps auparavant »), en fait vers 1140, par le même Raymond, également sur le territoire d’Alixan. Et parmi les témoins cités de cette première largesse on trouve « l’abbé Burnon ».
leoncel-abbaye-222Dès 1142 Falcon de Rochefort, originaire du pied des Monts du Matin . lui succèda. Il suscita et reçut la bulle d’Innocent II, datée de 1142, texte dans lequel le pape prenait le monastère sous sa « bienveillante protection ». Une bulle d’Eugène III reprenait, en 1147, les mêmes termes. Raymond de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, les évêques successifs de Valence, Aymar de Poitiers, comte de Valentinois et Guillaume de Clérieu, prirent rapidement l’abbaye sous leur protection et exemptèrent les moines du paiement de divers droits féodaux.

Le troisième abbé de Léoncel (1163-1169), connu comme saint Hugues de Châteauneuf, était un des fils de Raymond, le donateur de 1163. Au cours d’ une expérience décevante à l’abbaye du Miroir, dans la Bresse, il rencontra saint Bernard, le célèbre abbé de Clairvaux, qui l’exhorta à poursuivre sa vie monastique et approuva l’idée d’un transfert à l’abbaye de Léoncel. Arrivé en 1139, moine exemplaire, Hugues fut élu abbé en 1163. Il sollicita la bénédiction du pape Alexandre III alors en difficulté avec l’empereur Frédéric I°, dit Barberousse, qui soutenait l’antipape Victor. A Léoncel, Hugues favorisa le développement du  domaine temporel. Deux bulles successives d’Alexandre III, de 1165, puis de 1176 (quelque années après son départ pour Bonnevaux). Elles énumèrent les possessions territoriales du monastère, et soulignent l’élan donné. La première cite successivement « le lieu où est implantée l’abbaye » avec son environnement immédiat dont la grange installée à une centaine de mètres et dite parfois Grandgrange, la grange de Combe Chaude un peu au nord-ouest du col des Limouches, le cellier de Saint-Julien sur le territoire de l’actuel Beaufort sur Gervanne, les granges du Conier et de Parlanges dans la plaine de Valence, enfin, plus au nord, en Valloire, la grange de Lens proche de Lens-Lestang et non dans la principale clairière de la forêt de Lente comme on l’a cru longtemps. La seconde bulle ajoute en plaine la grange de la Voulpe et une terre à Chabeuil, et en montagne des implantations à Momont, Charchauve, Valfanjouse, Biou et Musan. Elu abbé de Bonnevaux, en 1169, Hugues devint ipso facto, par la vertu de la « Charte de charité », le « Père immédiat » très attentif de Léoncel, intervenant lors de l’accord de 1190-1192 avec les chartreux de Bouvante et préparant la fusion avec la Part-Dieu. A Bonnevaux, il présida également à une grande extension du domaine temporel de son nouveau monastère. Parallèlement, il déploya beaucoup d’énergie au service du rapprochement du pape Alexandre III et de l’empereur Frédéric Barberousse, ces deux « moitiés de Dieu » dont il facilita la réconciliation, scellée en 1177 à Venise. Il réussit à éviter un conflit naissant entre chartreux et cisterciens à propos de l’abbaye de Chalais qui, un temps attirée par Cîteaux, devint une chartreuse. Salué comme saint par le peuple chrétien dès sa disparition en 1194 et encore aujourd’hui, Hugues de Châteauneuf ne fut pas officiellement canonisé par Rome, mais il a laissé le souvenir d’un grand abbé.

leoncel-abbaye-322De 1169, date du départ d’Hugues pour Bonnevaux, à 1236 qui marque la fin du premier siècle de présence cistercienne, quatorze abbés se succédèrent. Sauf exception, nos chartes soulignent surtout l’importance croissante accordée par les cisterciens à la maîtrise de la terre., de plus en plus grâce à de tractations impliquant des paiements en argent ou en nature. .
L’abbé Giraud (1169-1173) consolida , par une transaction avec le monastère de Saint Félix de Valence, les implantations de l’abbaye dans le Mandement d’Alixan. Vers 1173, un abbé Bernard est cité est dans un seul texte omme un des témoins de la décision du seigneur de Clérieu d’exempter les moines de tout péage sur ses terres de la plaine.
Au temps du premier abbé Ponce (1173-1178) l’abbaye bénéficia d’abord de l’importante donation de Lambert de Flandènes qui, en 1173, lui ouvrit un vaste territoire depuis le château de Flandènes jusqu’au col de la Bataille, au Chaffal et au col de Tourniol, Il s’agissait sans doute à l’origine de la cession de droits de pâturages, peut-être d’un albergement. Mais l’abbaye, comme dans de nombreux autres cas, saura faire évoluer ce statut précaire vers celui d’une propriété réelle et surtout reconnue. Ponce se fit également confirmer des implantations en plaine dans les Mandements de Montélier, d’Alixan et de Chabeuil. Pendant son abbatiat encore, la Dame de Châteaudouble, ouvrit aux troupeaux de l’abbaye des pâturages d’été sur la Chauméane (Plateau de Combovin) et le seigneur de la Tour du Pin accueillit pour l’hivernage, à Sérézin de la Tour, le bétail de la grange de Lens en Valloire. Ponce obtint enfin d’intéressantes confirmations à propos du Chaffal, du col de Tourniol et aussi de Combe Chaude. Sur ce dernier territoire le « diplôme » de Frédéric Barberousse daté de 1178, énumérant à son tour les possessions de l’abbaye, nous donne des précisions intéressantes.

leoncel-abbaye-422Un abbé, désigné seulement dans les textes par la lettre « G. » dirigea la communauté monastique de 1183 à 1185, années marquées par la générosité de Sanche comte et marquis de Provence exemptant l’abbaye de droits de péage sur ses terres, geste appréciable du fait des besoins en sel et de son transport, mais aussi par une triste querelle entre les évêques de Valence et de Die sur l’appartenance diocésaine de l’abbaye. Située sur le Mandement d’Eygluy l’abbaye relevait du diocèse de Die, mais le Mandement de Châteaudouble, au diocèse de Valence, s’étendait jusqu’aux portes du monastère et les moines avaient multiplié les implantations en plaine, notamment au Conier et à la Part-Dieu. Le pape Lucius III autorisa les moines à s’adresser, tant que durerait le conflit , à l’archevêque de Vienne ou à tout autre prélat de leur choix.

L’abbé Guillaume (1185-1188) obtint la confirmation de donations sur les plateaux à l’ouest de l’abbaye près du col de Tourniol, à Combe Chaude, et sur la Chauméane. Mais son abbatiat reste avant tout celui de la consécration de l’église, encore inachevée mais dont le chœur était bâti. L’autel majeur fut dédié à Marie et à Jean B ptiste. L’archevêque de Vienne vint présider la cérémonie. assisté de l’évêque de Die et de l’abbé Hugues de Bonnevaux. Le deuxième abbé Ponce (1188-1191) accueillit le don de la terre de Malaric à Montmeyran, dans le bas pays, émanant de Timiame et de son époux Jarenton, mais il connut des moments difficiles en montagne, lors de la cession de la paroisse de Bouvante aux chartreux du Val Sainte Marie par les bénédictins de Saint Bénigne de Dijon et de la crise qui s’ensuivit.
Pierre de Néronde (1191-1196) présida à la fusion de la Part-Dieu avec l’abbaye, enregistra des avancées territoriales entre le Chaffal et le col de Tourniol, termina la dispute avec les voisins chartreux dès 1192 et signa avec eux en 1196 un accord autorisant le passage de leurs troupeaux à travers les possessions cisterciennes de Musan pour gagner les pâturages d’hiver de la plaine,
André (1198-1199) négocia avec la Dame de Châteaudouble l’installation d’un cellier près des vignes de Peyrus.

Le domaine temporel s’agrandit encore au cours des abbatiats de Pierre ( (1200-1204), abbé qui profita de nombreuses donations émanant souvent de petites gens, de confirmations et de reconnaissances de la part d’héritiers d’anciens donateurs; de « R. »(1205): qui enregistra des remises de cens perçus près de Combe Chaude ; d’Etienne (1202-1217) qui put agrandir le Conier, et obtenir de nouveaux droits à Baix, à Combe Chaude, à Musan; de Pierre (1218-1220) qui patronna de nouvelles progressions en moyenne Gervanne, au Conier, à la Part-Dieu , et à Marches, et favorisa une implantation dans le creux du Pêcher ; de Bernard 1223-1231) qui bénéficia de la protection et d’avantages fiscaux accordés par les seigneurs de Tournon, Chabeuil, Châteauneuf sur Isère, Eygluy ou Rochefort), par le dauphin de Viennois, par le Comte de Valentinois, et continua d’agrandir de domaine du Conier.
Enfin sous la houlette d’un nouvel abbé Pierre (1232-1236), les achats se multiplièrent, en montagne à Comberoufle et surtout en plaine autour de la Part-Dieu. En 1233 les moines devenaient albergataires de deux manses à Saint Martin d’Almenc, un peu à l’est de la Part Dieu, ainsi que d’une terre à Pizançon. Il s’agissait donc d’une emphytéose, concédée par le sacristain de Saint Barnard de Romans .
Ainsi, l’abbaye se trouvait-elle dès avant le milieu du XIII° siècle, dans une spirale de croissance territoriale qui allait déboucher sur une véritable rupture.

1° décembre 2009, Michel Wullschleger.