LA GRANDE IMPORTANCE DE L’ELEVAGE

leoncel-abbaye-120« Les moines possèdent des champs qu’ils cultivent et ils élèvent des animaux. Cela leur permet de vivre »(Extrait des « Lois fondamentales des moines venus de Molesme à Cîteaux ». Et de fait, selon la règle de saint Benoît que les cisterciens veulent suivre dans toute sa rigueur primitive, les moines doivent tirer leur subsistance du travail de leurs mains, de la culture des terres et de l’élevage du bétail. Dans les premiers siècles de l’histoire et dans un système économique visant à l’autarcie, l’abbaye de Léoncel gère effectivement son domaine temporel en faire-valoir direct grâce aux frères convers entrés au monastère pour assumer les tâches matérielles nécessaires à la vie de la communauté. Plus tard, l’évolution économique et sociale allait conduire à un glissement au profit du faire- valoir indirect, l’abbaye confiant alors ses terres à des exploitants en échange de redevances en argent et en nature. Dès lors les modalités de l’élevage, elles aussi, se trouvèrent profondément modifiées

leoncel-abbaye-220Du XII° au XIV° siècle l’élevage, un des fondements essentiels de la vie quotidienne, affirme son importance jusque dans la toponymie qui fait place autour de l’abbaye à des lieux-dits « la Bouverie », « la Vacherie » et la « Chèvrerie ». L’animal fournit d’abord l’énergie. Le joug au garrot ou frontal, le collier du cheval permettent la conduite des gros travaux agricoles et les transports les plus importants. Les bâts des chevaux, des mules et des mulets, des ânesses et des ânes favorisent sur les chemins et sentiers le port des marchandises qui constituent la « sommée ». L’animal fournit une partie de la nourriture qui associe des racines et légumes assaisonnés de sel et d’huile, du pain, quelques fruits et des produits animaux. Il s’agit moins de viande « rouge », peu consommée sauf lors de moments exceptionnels ou en cas de maladie, que de lait, beurre et fromage de vache, de chèvre ou de brebis. Les textes évoquent deux sortes de fromages, le caseus »(fromage » plus riche) et le « sarraceus » (encore connu sou s le nom de « sarraçon » ou de « sérac » ») fabriqué avec du lait écrémé. Il convient d’ajouter les produits de basse-cour et les porcs, même s’ils n’apparaissent que très rarement dans les chartes de cette première période, alors qu’on les rencontrera plus souvent au temps du faire-valoir indirect. L’animal donne aussi la laine, le cuir et la corne. Les moines utilisent la laine, grande richesse d’alors, pour fabriquer leurs vêtements : longue robe en laine blanche avec capuchon des moines de chœur, chape des frères convers, longue mais moins ample, en lainage brun et gris, également avec capuchon, gants et mitaines, hauts et bas de chausse. Les peaux et cuirs, dont la préparation s’avère être une activité essentielle fournissent les matières premières des chaussures, produits de ganterie et équipements des animaux pour le travail, le transport ou le voyage. La peau de mouton, outre son utilisation comme « toison » (avec la laine) contre le froid, peut être travaillée pour devenir un parchemin servant de support à l’écriture des actes et chartes qui rythment la vie du monastère. Les moines utilisent encore le fumier, autour des bergeries et des granges. L’hiver, l’accueil dans le bas-pays des troupeaux de l’abbaye s’accompagne parfois de sorte de contrats de fumure. L’animal, enfin, représente une valeur marchande et une monnaie d’échange comme le prouvent nombre de transactions relevées dans le cartulaire. Un cheval, un poulain, un bœuf peuvent faire l’objet d’ échanges de nature très diverse ( achat, vente, don, remerciement) mais il apparaît clairement que la valeur plus modeste du mouton fait de lui la monnaie d’échange le plus utilisée. Nous avons la chance de posséder un texte qui évoque la valeur en numéraire (15 livres viennoises) de deux trentains et demi de moutons, soit 75 animaux de l’abbaye volés par le seigneur de Gigors : selon cette charte datée du 14 juin 1244, des arbitres décident que pour mettre fin au conflit… « dictus Lantelmus restituat dicto abbati et conventui de Léoncello duo  tentanaria et dimidium ovium vel estimationem quam fécérunt, quindecim libras Viennenses … »).

leoncel-abbaye-320Essentiellement pour les ovins, mais aussi pour le gros bétail, les frères convers dirigent des mouvements de transhumance « hivernale » et non « inverse » comme on le dit parfois, alors que ce sont peut-être des montagnards qui ont initié ces mouvements. A l’automne, les troupeaux de l’abbaye quittent la montagne pour gagner la plaine de Valence par le col de Tourniol et Barbières ou par le col des Limouches et le plateau de la Chauméane. Ils se rendent le long de la Véore, entre « l’étroit de Combovin » et Chabeuil, (charte datée et surtout, via les domaines de la Part-Dieu et du Conier, à Châteauneuf, sur les bords de l’Isère où, par une série de textes successifs, les seigneurs qui leur ouvrent les herbages leur facilitent l’accès à l’eau et aussi au bois pour dresser des abris. A la belle saison, le gros des troupeaux remonte, séjournant si nécessaire sur des plateaux intermédiaires comme ceux de la Chauméane, de Combe Chaude ou de la Saulce avant de gagner l’alpage d’Ambel où les moines construisent assez vite, près de la source de la Chaumate, une « celle » pour fabriquer du fromage. Commencée dans la deuxième moitié du XII° siècle l’implantation des moines de Léoncel dérive d’un long processus de plus d’un siècle d’acquisitions de droits et d’espaces sur le plateau d’Ambel. 28 chartes du cartulaire réuni par Ulysse Chevalier racontent ce long et constant effort de l’abbaye qui au début du XIV° siècle sera reconnue comme co-seigneur d’Ambel. (voir les Cahiers de Léoncel n° 3, 8 et 21)

leoncel-abbaye-420Les pâturages des bords de l’Isère sont également utilisés en été par les animaux demeurés en plaine dans les granges de la Part-Dieu ou du Conier. Une charte du 21 janvier 1283 évoque une transaction entre , d’une part Pierre de Romans, moine et Jean, frère convers de Léoncel au nom de cette maison, et, d’autre part Rixente, veuve de Pierre de Châteauneuf sur la rive de l’Isère et son fils Guillelmet, par l’entremi se de deux médiateurs. Ceux-ci, après une enquête de plusieurs jours, décident que les religieux ont le droit de conduire leurs troupeaux, qu’ils soient leur propriété ou qu’ils les « tiennent » « à mi-croît » (ce qui constitue déjà une dérogation à la règle) sur le territoire de Châteauneuf , d’y séjourner du début mai à la fin de septembre, de couper du bois pour leur chauffage et leur cuisine, pour dresser des abris pour leurs bêtes et fabriquer des chaussures à semelles de bois, en s’abstenant de tout dommage et en respectant les taillis. Etant exclues les hauteurs de Châteauneuf au dessus du « vieux monastère », première installation des moniales cisterciennes de Vernaison, avant leur délocalisation pour cause d’inondation, à la suite de la catastrophe de Bourg d’Oisans de 1219. A vol d’oiseau on compte une trentaine de kilomètres entre Ambel et les rives de l’Isère à Châteauneuf, soit, sur le terrain, une bonne quarantaine avec un dénivelé de quelque 1200 mètres par rapport au plateau lui même et davantage par rapport aux secteurs les plus élevés de Toulaud, de la Tête de la Dame et de la Montagne d’Ambel à l’est.

Ce temps du faire-valoir direct est celui des grands troupeaux. Il est difficile de donner des nombres précis, mais la facilité avec laquelle les moines abandonnent finalement à Lantelme de Gigors les 75 moutons qu’il leur avait volés permet d’imaginer un élevage très populeux. La justice seigneuriale a favorisé les cisterciens dans des conflits et procès pour l’accès à l’herbe opposant à l’abbaye en 1282, la communauté villageoise de Chabeuil qui souhaitait l’abandon des rives de la Véore par les bergers de Léoncel, puis en 1284 celle de Charpey, également dans la plaine, qui envoyait l’été ses troupeaux sur Combe Chaude bien avant la main mise exclusive des moines sur ce plateau, après le « déguerpissement » des villageois de Saint Roman. Ces affrontements confirment à leur manière l’importance de l’élevage pour toute a société médiévale. .

l° novembre 2009, Michel Wullschleger.